Au cœur d’Hochelaga-Maisonneuve se trouve l’«Artrium Hochelaga», l’atelier de Léopol Bourjoi. Pour celui qui est surnommé l’«artiste-ouvrier», Hochelaga-Maisonneuve est une source d’inspiration artistique, en raison de la forte présence ouvrière qui s’y trouvait à l’époque. Et l’esprit du quartier l’anime encore aujourd’hui.
Né infirme (il n’a que trois doigts à la main gauche), M. Bourjoi a dû subir les stigmates sociaux des années 1950 voulant «qu’un infirme est un idiot», notamment de la part de son père, qui l’a battu et méprisé une bonne partie de sa vie à cause de son infirmité. Malgré son handicap, jumelé à ses nombreux problèmes de santé, il a déjà un appétit pour l’art et la connaissance, notamment par la présence de nombreuses éditions des Encyclopédies de la jeunesse dans le domicile familial et le fait qu’il accompagnait sa mère lorsque celle-ci écoutait de la musique.
Une enfance mouvementée
«Vers neuf ans et demi, avec tout ce que les gens pensaient de moi, je me suis retrouvé à une intersection de rues dans Tétreaultville à réfléchir à ce que je vais faire de ma vie pour ne pas être un moins que rien et quel adulte je vais faire. La première des idées était de devenir musicien, mais à l’époque, les infirmes ne devenaient pas musiciens, même si je ressentais la musique dans mes tripes. Mais, l’art, peut-être! Alors j’ai décidé d’être un artiste, mais pas n’importe quel artiste: je voulais être un artiste de qualité dont la société voudrait.»
Vers l’âge de 10 ans, alors que M. Bourjoi s’interroge déjà sur son altérité en tant qu’infirme, sa famille doit déménager de Tétreaultville puisque la maison familiale est considérée comme insalubre par des inspecteurs municipaux parce qu’il n’y avait pas l’eau courante. Son père sera même emprisonné à la suite des inspections, et la famille a été expulsée pour se retrouver ensuite dans un taudis d’Hochelaga, près d’où il habite aujourd’hui.
Malgré ce bouleversement, Léopol Bourjoi fréquente les écoles du secteur, où il accumule des expériences aussi décevantes qu’enrichissantes, et les bibliothèques, où il s’intéresse de plus en plus aux sciences et technologies. C’est aussi à ce moment qu’il développe une vive passion pour la lecture, et c’est en lisant les biographies de personnages historiques, tels que celle de Charles de Foucauld, qu’il décide d’explorer les différentes manières de comprendre le monde et «d’être humain», et ce, en puisant dans son entourage ouvrier.
L’ouvrier comme muse
«Être fils d’ouvrier ici était rejeté très fort. Un ouvrier était réputé pour ne pas être très brillant, être violent et être alcoolique. Je voyais autre chose autour de moi: je voyais de l’abnégation, de la dignité malgré le mépris, de la force créatrice. La nature nous a fabriqué avec cinq sens, et l’ouvrier fait sa vie avec ses cinq sens et il n’a pas besoin d’avoir mille hommes attachés derrière lui pour réussir ce qu’il veut faire dans sa vie.»
C’est alors que l’artiste-ouvrier prend la décision, vers l’âge de 16 ans, d’apprendre les différents corps de métier et d’entrer à l’usine avec ses amis de l’époque, reconnaissant que le caractère inhospitalier de ce milieu pourrait contribuer au développement d’un artiste.
«Quelle sorte d’adulte artiste pourrait sortir des usines, alors que ces dernières ne sont pas conçues pour former des artistes? Elles forment d’autres caractères, et c’est cela qui m’a encouragé à apprendre le métier de mes amis et à faire de l’art avec dans le but de montrer à tout le monde que nous avons autant de talent que n’importe qui, surtout à l’époque où être fils d’ouvrier, c’était brut. C’est ce que j’ai découvert en travaillant avec les ouvriers: c’est celui qui construit le monde matériel pour tous sans jamais vouloir le posséder parce que spirituellement, il possède.»
Retour aux sources
M. Bourjoi a donc appris les métiers de machiniste et de soudeur, emplois grâce auxquels il a voyagé un peu partout dans la province tout en poursuivant ses lectures et son art, toujours influencé par ce milieu. Il revient cependant dans Hochelaga-Maisonneuve dans les années 1990, le seul choix logique pour l’artiste-ouvrier, qui de son propre aveu, «s’ennuyait pour mourir» en campagne, où il vivait auparavant.
«Je suis parti avec des sacs verts et je suis revenu dans mon quartier. C’est aussi là que j’ai rencontré ma conjointe actuelle. Je faisais de l’art dans une petite pièce à l’époque, et ça faisait de la poussière partout, donc on s’est mis à rechercher une place dans Hochelaga-Maisonneuve suivant mon raisonnement. J’ai grandi dans le quartier, et ce quartier a provoqué des choses en moi. J’ai pu y faire une exploration artistique, et j’ai aussi pu faire de l’art qui témoigne de notre humanité et de notre sensibilité envers notre environnement social et matériel.»
Établi depuis 1998, M. Bourjoi a entrepris de rénover tout le terrain et d’y construire son atelier, et ce, presque entièrement par lui-même. Il a dû détruire les hangars qui étaient présents sur le terrain, rénover les bâtiments existants et scier le béton et l’asphalte pour pouvoir planter de la verdure, suivant sa philosophie où l’ouvrier construit le monde matériel qui l’entoure.
«C’est là qu’on s’est dit, ma conjointe et moi, que lorsque nous pensons avoir les moyens de quitter un quartier comme Hochelaga-Maisonneuve, c’est justement le temps de rester. C’est là qu’il faut rester avec ses moyens, avec ce qu’on a appris de bien et qui vaut la peine d’être partagé et d’être montré. Ce qu’on fait avec l’Artrium, c’est de montrer aux gens ce qui arriverait si les ouvriers n’étaient pas tellement occupés à construire des avions privés pour les autres, mais qu’ils construisaient des choses pour eux. C’est ça, la philosophie de l’Artrium.»
Situé sur la rue De Rouville, entre les rues Saint-Germain et Dézéry, l’Artrium de Léopol Bourjoi est accessible au public de 8h à 17h, tous les jours. L’artiste-ouvrier s’y trouvera forcément, souvent passé les heures d’ouverture, à laisser libre cours à son art.