Société

La mort et ce qui la précède

CHRONIQUE – Il est environ 10h, un beau dimanche, à Québec. Mon portable est canardé de textos:

– Fred, es-tu à Montréal? Ben commence ses traitements de radiothérapie demain, finalement, l’hôpital vient d’appeler. Peux-tu passer en après-midi? Il aimerait ça te voir. Je vais inviter d’autres copains aussi.

– Non, je suis à Québec pour le Salon du livre, mais c’est bon, je vais revenir. À quelle heure?

La nouvelle était tombée, quelques jours auparavant, avec la violence d’un marteau en plein front: Benoît l’irréductible, clown éternel et père de trois enfants, était atteint d’un quadruple cancer. Si les médecins l’avaient déjà pratiquement enterré, mon chum d’enfance choisit néanmoins la bagarre et ses désagréments afférents. Si la grande faucheuse souhaite réellement sa peau, elle la paiera chèrement.

En route vers Montréal, l’ensemble de mon espace mental est comblé par le tragique des récents événements. En particulier, la même question me tarabuste, temps plein: comment dois-je agir, avec lui, maintenant? Feindre la réalité? L’aborder de plein fouet? Valoriser l’humour noir avec ce pro de la méthode?

Après trois heures de char, énigme toujours non résolue. J’arrive en même temps que Ouellette, un gros nounours sensible, gentil comme tout. Premier réflexe: longue accolade interminable, sans mot dire. Jusqu’à ce qu’il échappe un «c’est un vrai cauchemar, calvaire».

Le temps de finir son euphémisme, Benoît et Caroline tournent le coin de la rue, et stationnent dans leur entrée de garage. Nous étions, sans le savoir, arrivés avant eux.

– Qu’est-ce qu’on fait?

– On fait comme si de rien n’était. Il ne nous a pas invités ici pour nous voir brailler.

– Ok.

Dans la cuisine, la volubile Caro nous raconte la suite, l’ordre des traitements, l’échéancier. Ben écoute, hormis quelques jokes – noires, comme toujours – bien placées.

Il lance:

– Bon, c’est ben le fun tout ça, mais les séries éliminatoires commencent cet après-midi. Qui vient au salon?

On s’installe les cinq gars au salon, une bière en main, sauf Ben. On parle hockey. De vieilles histoires du secondaire. De Weezer, notre band fétiche que nous sommes allés voir un peu partout au Canada et USA. Ça déconne en masse. Comme d’habitude. Presque.

Parce qu’une autre question, davantage violente que la première, m’absorbe maintenant: il pense quoi, présentement, Benoît? Je lui jette (fréquemment) des regards discrets: assis avec ses chums devant le hockey qu’il adore tant, à niaiser comme si de rien n’était? Sait-il que c’est peut-être la dernière fois? Quel sentiment contrôle la manette à comportements?

On descend au sous-sol. L’ami Phil a acheté une Nintendo originale contenant l’ensemble des jeux de l’époque. On s’amuse comme des morveux. Pour ajouter à l’atmosphère d’insouciance, un morceau de gâteau est servi. Retour en enfance, circa 1988: Nintendo, amis et gâteau.

Mes interrogations prennent, a fortiori, du galon: mais à quoi on pense, sachant la mort au coin de la rue?

– Les gars, ça va être le temps de partir, faut que Ben se repose avant ses traitements de demain.

En lui donnant l’accolade de départ, je flanche.

– Inquiète-toi pas, mon brave, ça va être correct, glisse-t-il subrepticement.

C’est lui qu’on envoie à l’abattoir, et c’est moi qu’on console…

***

Mois d’août suivant. Ça sonne. C’est lui:

– Salut mon brave, je ne pourrai pas prendre ma moitié des billets de saison du CH, cette année. Problème de cash flow. Veux-tu les prendre au complet, ou tu laisses faire?

Le symbole est fort. Parce que un, ce n’est pas un problème de liquidités, mais de survie. Et parce que deux, je connais assez mon pote – et son amour du CH – pour savoir que si je lance la serviette sur nos billets, c’est un peu comme si je faisais de même pour ses chances de succès.

– Ok c’est bon, je les prends au complet, mais à deux conditions.

– C’est quoi?

– L’an prochain, tu les paies en entier.

– Ok. Pis l’autre condition?

– Tu m’accompagnes au match inaugural.

– Ça marche.

Début octobre. Malgré ses traitements intensifs, Ben tient parole et se pointe à la game. On va souper avant. Un rhum and coke – qu’il aime tant – en main, on s’installe à nos places habituelles.

Nous sommes chanceux: l’organisation souligne ce soir le 25e anniversaire de la coupe de 1993, contre les Kings, en invitant les anciens joueurs de l’édition gagnante. Un par un, ils sont annoncés à la foule, qui les applaudit à tout rompre.

– Guy Carbonneau!!!

– Kirk Muller!!!

– Patrick Roy!!

Au tour de Lyle Odelein, ce gros bonhomme sympathique au talent mitigé, mon ami éclate en sanglots. Inconsolable.

– Prends pas ça de même, c’est juste Lyle Odelein!

– Regarde comme il a maigri. Il s’est fait piquer par une bibitte bizarre, en Arizona, et il devait mourir. Il avait seulement 5% de chances de survie. Mais il a réussi.

Il me regarde enfin droit dans les yeux:

– C’est à ça que je me raccroche, Fred.

Ben est décédé peu après. Emportant, avec lui, réponse à l’énigme…

Je t’aime, mon brave

Twitter de Frédéric Bérard

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