Le fait «d’écouter la science» et d’accepter toutes les décisions prises par les autorités pour contrôler la propagation de la Covid-19 durant la pandémie, nous a-t-il dépourvus de tous sens critiques? Voici une analyse de Marco Romagnoli, doctorant en ethnologie et patrimoine, de l’Université Laval
ANALYSE – Durant la pandémie — et ça se poursuit depuis — on a entendu répéter dans les médias, par les dirigeants, acteurs et chroniqueurs, qu’il fallait «écouter la science», et accepter ainsi toutes les décisions prises pour contrôler la propagation de la Covid-19.
Or, le cycle de vie de la science est basé sur la soumission d’un élément à la possibilité d’une réfutation. On m’apprend à l’université qu’une théorie scientifique n’est pas une «vérité», mais une «approximation de la vérité» au regard de l’état actuel des connaissances sur le sujet.
Pourquoi, alors, des chercheurs sont-ils accusés d’épithètes telles que «novax», «antivax» ou «complotiste» alors qu’ils ont des réserves argumentées sur des questions aussi inédites concernant, par exemple, le couvre-feu, les confinements, le port du masque ou le passeport vaccinal? D’où vient ce veto par rapport à des hypothèses critiques quant aux actes posés et aux mesures mises en place au nom de la lutte contre la Covid-19?
Élément fondateur de la recherche scientifique, le doute est le fait de s’interroger et d’avoir le droit d’être en (dés)accord par rapport à des mesures et à des opinions.
Doctorant en ethnologie et patrimoine, je mène des recherches anthropologiques sur le tourisme (culturel, de masse, avenir du tourisme) et sur le patrimoine (immatériel, alimentaire, Unesco).
Des mesures comme des stalactites
Dans son livre «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», l’anthropologue Marcel Mauss nous introduit au concept de «fait social total», c’est-à-dire un aspect spécifique d’une culture qui est lié à toutes les autres. À la lumière du biennium 2020-2022, la Covid-19 incarne ce fait social, c’est-à-dire «toute manière de faire, fixée ou non, qui exerce sur l’individu une contrainte extérieure».
La gestion du coronavirus, qui n’est pas seulement sanitaire mais aussi politique, s’inscrit dans ce fait maussien. De nombreux pays ont adopté des mesures sanitaires par une approche topdown, et donc par le haut, comme des stalactites qui se profilent dans la caverne de la société.
Cette façon de s’immiscer du gouvernement semble s’inscrire dans la notion de «gouvernementalité» décrite par le philosophe français Michel Foucault. Elle est le miroir des rapports entre le pouvoir et la culture dans les sociétés modernes. Cette approche basée sur la gouvernementalité met l’accent sur l’utilisation d’idées, de techniques et de connaissances pour inspirer des changements volontaires dans les comportements individuels, afin de «conduire les conduites».
Pourtant, ces « mesures-stalactites », plus ou moins acceptées, n’étaient pas et ne sont pas exemptes d’éclaircissements scientifiques. On peut citer en exemple les questionnements du milieu culturel québécois à la suite des fermetures en janvier 2022. De même, le retour du couvre-feu au Québec, annoncé le 30 décembre 2021, a été critiqué pour son caractère non scientifique par divers universitaires dans une lettre ouverte au gouvernement.
Plus récemment, des questions critiques relatives au port du masque ont été soulevées sur le plan scientifique.
Ainsi, malgré de nombreuses interrogations, la praxis de la science semble avoir été remplacée par une doxa, c’est-à-dire par une vérité dogmatique. Et les dogmes, nous le savons par nos cours de religion, ne s’argumentent pas.
Une double mort
Par-delà la variabilité sociohistorique et factuelle, une analogie symbolique à l’épisode de la peste noire en Europe, au XIVe siècle, peut être faite dans une perspective anthropologique quant à la mise à l’épreuve des individus par rapport à l’ordre et au désordre en situation pandémique.
Les clefs de compréhension de la crise covidienne actuelle peuvent être fournies par des auteurs du 14e au XVIIe siècle nous livrant des récits en la matière, par exemple, le Décaméron de Boccace. L’élément frappant de ces récits historiques, tels que ceux de Daniel Defoe ou de Samuel Pepys, est le fait qu’ils nous renvoient à une «double mort»: à la mort physique des êtres humains se sommait la déshumanisation des vivants. Ces auteurs nous exposent «les dérives morales et de l’ordre social, parfois bien plus graves que la maladie elle-même».
Ce que l’on est en train de vivre à l’époque actuelle représenterait-il l’énième théâtre où l’on serait appelé à vivre « civilement », c’est-à-dire à (sauve)garder un esprit humaniste pour éviter non seulement d’être victimes du virus, mais aussi de léser certaines valeurs morales, des libertés individuelles et d’expression?
Serions-nous en train de vivre la perte du sens de la complexité d’un contexte historique, et donc du zeitgeist (l’esprit du temps) dans lequel nous nous trouvons ? Si une lutte est vraiment nécessaire, elle se traduirait avec la nécessité de maintenir le souci d’autrui allumé, tel un phare qui oriente la boussole des marins.
Le registre émotionnel de la peur
Dans l’essai «Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie» publié en 1912, le sociologue français Émile Durkheim propose une lecture analytique et laïque des rapports entre religion et société.
Dans cet essai, l’auteur explique que le ciment de toute communauté humaine, ce sont les émotions et les sentiments. Et bien que certaines émotions, comme la joie, puissent agir comme un collant, d’autres peuvent être un solvant. C’est le cas de la peur, surtout de celle induite.
À cet égard, je crois nécessaire de poser la problématique sur la manière, quelque peu phobique faut-il le dire, dans laquelle les gouvernements et les médias gèrent la situation d’urgence entourant la Covid-19. Ce climat «quasi-terroriste» semble s’apparenter aux analyses sur la manipulation médiatique proposées par le linguiste américain Noam Chomsky.
En fait, la communication médiatique actuelle peut aisément s’insérer dans le registre émotionnel de la peur. Cela peut conduire à l’extinction de la capacité d’analyse critique sur le contexte actuel. Exploiter l’émotion de la peur court-circuite l’analyse rationnelle et, ipso facto, le sens critique de l’individu. En inondant les lecteurs et auditeurs d’informations anxiogènes, ce public «se distrait».
C’est peut-être précisément avec ce modus operandi qu’ont été mises en place, de manière graduelle plutôt qu’immédiate, des mesures sanitaires qui auraient été difficilement acceptées, et auraient probablement été impopulaires, si elles avaient été appliquées dès le premier confinement. Dans l’essai «Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media» («La Fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie»), les auteurs Noam Chomsky et Edward S. Herman expliquent qu’à travers la «stratégie du report» une autre façon de rendre acceptable une mesure qui fait vaciller des valeurs (comme celle de la liberté) est de présenter la mesure comme «douloureuse et nécessaire» au moment de son application, dans l’espoir que «ça va bien aller».
Je crois que la question des passeports vaccinaux — et donc de la catégorisation des citoyens qui décident ou non de se faire administrer le vaccin (un choix qui est tout à fait libre et personnel, je le précise) — peut être à la base de ce que l’on pourrait qualifier de «mesure déshumanisante».
Le virus comme catalyseur
Directement ou en filigrane, le virus a agi comme un détecteur des dysfonctions des sociétés dans lesquelles nous vivons. Le contexte pandémique a permis de considérer plusieurs concepts socio-anthropologiques.
Les épidémies ne changent que rarement le cours de l’Histoire, certes, mais elles l’accélèrent. Le virus paraît alors jouer le rôle de catalyseur, cristallisant des tensions, attisant des haines et des peurs diffuses, notamment par les discours médiatiques et les mesures politiques.
Pour le théoricien allemand Jürgen Habermas, l’intention communicative est nourrie par une recherche commune à travers des arguments critiques. C’est le concept de «situation discursive idéale».
Je me demande sincèrement si une situation discursive idéale est présente au sein des gouvernements et des sociétés d’aujourd’hui qui imposent, les premiers, et acceptent, les secondes, des mesures dont les dérives semblent quelque peu «impératives», pour le dire avec l’image figurée des temps verbaux.
Marco Romagnoli, Doctorant en ethnologie et patrimoine, Université Laval
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.