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Ici, maintenant

Ligne d’autobus numéro 80, direction nord. C’est jeudi, il est 16 h. Il est là, au fond du bus. Assis. Ici et maintenant. Au centre-ville, sur le mont Royal, le long du parc Jeanne-Mance, dans le quartier Mile-End; si vous fréquentez ces lieux, vous l’avez déjà vu.

Il est inévitable, inoubliable et spectaculaire, cet Afro-Américain d’une quarantaine d’années qui doit mesurer six pieds quatre, sans ses bottines en peau de python à talons. Son abondante chevelure bien taillée est parfois coiffée d’un chapeau serti d’une plume de paon, parfois scindée par un bandeau de soie pourpre, rose ou vert lime, tout dépendant du climat et de son humeur. Il peut donner le sentiment d’un bout d’été en plein hiver ou d’une brise toute fraîche au cœur d’une canicule. Son manteau blanc en peau de mouton ne connaît pas les saisons.

En ce jour de février, il porte une longue tunique de velours mauve, un pantalon de satin rouge et ses bottines en serpent. Des colliers de billes de bois et un boa de plumes jaunes encerclent son cou. Au bout de ses longs bras, on peut voir parfois un sac de cuir mou à franges, ou encore un étui à guitare.

Je me suis toujours demandé si cet étui était vide, car je ne l’ai jamais vu jouer d’un instrument. Mais ce n’est pas important, car cet homme, C’EST de la musique en soi, avec ses partitions de textures, de couleurs et son sourire qui nous rentre dans la tête comme une chanson. En fait, ce personnage est à lui seul un chapitre des années 1970. On le voit et on entend automatiquement Jimmy Hendrix, Janis Joplin, James Brown. On ressent aussi à travers lui l’incommensurable désir de liberté propre à cette époque.

Il est l’incarnation d’une douce marginalité. Celle qui fait du bien quand on la croise. Il respire aussi le mystère, car on ne sait pas trop de quoi ni comment il vit. Le simple fait d’être aussi anachronique et de faire ainsi voyager ceux qui croisent son chemin suffit peut-être? Imposant et fragile à la fois, les pieds chaussés de bottillons posés en équilibre sur le plancher de 2012 et la tête bien perchée dans un ciel du passé, il ébranle un peu nos convictions. Par son erre d’aller assumée, il nous fait nous de-mander, l’espace d’un moment, à quelle époque au juste nous sommes. Ici et maintenant.

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