Récemment, le premier ministre François Legault a reconnu que le Québec connaissait une pénurie d’infirmières. Selon lui, plusieurs déserteraient le réseau de santé à cause de la fatigue, notamment. Qu’en est-il?
Par Sylvie St-Onge, HEC Montréal; Claude Roussillon Soyer, École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA) et Jacques Igalens, Université Toulouse 1 Capitole
Il n’y a jamais eu autant d’infirmières au Québec, selon l’Ordre des infirmières et infirmiers (OIIQ). Elles sont 80 500 inscrites au tableau de l’Ordre. Le hic: les inciter à venir travailler dans le réseau public et surtout, à y rester. Il en manque 4000 à l’heure actuelle. Et même si le ministre de la Santé, Christian Dubé, souhaite les faire revenir à coup de primes, le principal problème, selon elles, sont les conditions de travail, notamment la surcharge et le temps supplémentaire obligatoire, rendu essentiel en raison des hauts taux d’absentéisme dans le réseau.
Le phénomène n’est pas que québécois. Notre équipe de recherche, composée d’enseignants-chercheurs en gestion des ressources humaines, a mené une étude au sein des établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes (EHPADs) en France, l’équivalent de nos CHSLD. Nous avons rencontré 42 soignants, soit 11 infirmières (26 %) et 31 aide-soignantes (74 %, dont 18 sont diplômées et 13, non-diplômées, ce qui est possible en France). Les aide-soignantes correspondent aux préposés aux bénéficiaires au Québec. Comme 95 % d’entre eux sont des femmes, nous avons féminisé les titres.
Ce qui en ressort, c’est à quel point l’absentéisme soudain des autres soignants agit comme une spirale infernale sur les attitudes et les comportements de ceux qui sont au poste et donc, sur la qualité des soins offerts.
L’analyse de leurs réponses met en lumière quatre thématiques : le poids des absences de courte durée, le manque de formation, le manque de reconnaissance et la surcharge de travail. Pour elles, ces conditions de travail frustrent leurs besoins psychologiques fondamentaux.
Autonomie, compétence et relation
Selon la théorie de l’autodétermination, le contexte dans lequel se déroule le travail a un impact sur le niveau de satisfaction de trois besoins psychologiques des employés : l’autonomie, la compétence et les relations. Plus ces besoins sont satisfaits, plus les employés ressentent une motivation autonome (plaisir et sens au travail), et plus ils adoptent des attitudes et des comportements positifs au travail, notamment en se montrant plus assidus.
Les absences de courte durée, fréquentes et imprévisibles, font en sorte que les soignantes qui se présentent au travail ne savent pas, au quotidien, combien elles seront à travailler, quelles seront les compétences de leurs collègues et si elles pourront réussir à bien faire ce qu’elles ont à faire.
C’est toujours quelqu’un que je ne connais pas, du jour au lendemain
Il y a la peur que les absents ne soient pas remplacés
L’absentéisme récurrent a un impact important sur les soignants. Ils ne peuvent plus faire leur travail comme ils veulent, et c’est très difficile.
Ces absences ponctuelles réduisent leur liberté d’organiser leur travail, car elles doivent former des remplaçantes qui arrivent trop souvent en retard, puisqu’elles sont appelées à la dernière minute. Ce contexte d’absences chroniques et de retards entraîne une surcharge de travail qui menace leur capacité à faire leur travail avec professionnalisme. La lourde charge de travail les incite à négliger ou à ne pas effectuer certaines tâches et à mettre la pression sur les patients.
Le matin, je me réveille en pensant, j’espère que tout le monde viendra. J’espère que les filles voudront aller travailler. Si je quitte mon travail un jour, ce sera à cause de ce type d’épuisement.
Quand vous avez tout le couloir à faire le matin et que personne ne vient vous aider, vous voyez l’horloge tourner et toutes les toilettes à faire. C’est démotivant et épuisant.
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Un sentiment d’incompétence
Dans un contexte où des soignantes sont souvent absentes, les remplaçantes sont rapidement livrées à elles-mêmes sans une formation et une supervision suffisantes. Cela menace leurs sentiments de confiance, d’efficacité, et elles ont l’impression de manquer de compétences pour bien faire leur travail.
La formation offerte aux aide-soignantes (diplômées ou non) ne les prépare pas à s’occuper de personnes âgées dépendantes, et les moyens des établissements sont insuffisants pour y remédier. Cela alimente donc un sentiment d’incompétence partagé aux niveaux individuel et collectif.
Les débutants sont formés sur une demi-journée, ou ils me doublent (m’accompagnent) pour une journée. Nous ne pouvons pas les blâmer s’ils ne peuvent pas apprendre à connaître leur travail.
Quand je suis arrivée, j’ai doublé (accompagné) un membre permanent pendant une journée. Presque immédiatement, on m’a confié l’entière responsabilité du travail et j’ai pleuré.
Une ambiance de travail tendue
Dans un contexte sous pression, lorsqu’il y a pénurie de personnel soignant et des lacunes dans les compétences, les soignantes qui demeurent en poste sont frustrées dans leur besoin de relation. Ils et elles ont besoin de créer des liens significatifs au travail, de ressentir un sentiment d’appartenance et un souci pour les autres et de percevoir que les autres en font autant (liens mutuels).
Surchargées et bousculées, les soignantes présentes n’ont plus de temps pour tisser des liens interpersonnels. Au contraire, le problème des absences à court terme provoque des tensions et alimente des conflits au quotidien entre les membres des équipes.
Quand une absente revient au travail, elle se fait critiquer parce qu’elle profite de vous. Elle se moque bien de ce qui se passe quand elle est absente. Cela me rend malade !
L’autre jour, mon collègue a dû changer de zone pour aider un autre employé qui s’est retrouvé seul en raison de l’absence de quelqu’un. Ce type de réorganisation se fait toujours au détriment de l’équipe de travail et des patients.
Les infirmières et aide-soignantes deviennent réticentes à devoir constamment former de nouvelles employées et des remplaçantes. Cela les ralentit dans leur travail. Ceux et celles qui sont plus assidus au travail en viennent à exprimer leur animosité envers ceux et celles qui sont souvent absents et qui, selon eux, « abusent du système ».
En ce moment, les choses sont horribles. Il y a des absents et une mauvaise ambiance de travail. Les soignants se poignardent, et certains finissent par décider de partir » ; « On nous dit qu’il n’y a personne pour remplacer les absents rapidement. Donc, je travaille toute la journée toute seule. Quand je rentre à la maison, je me mets à pleurer parce que je suis épuisé ; c’est trop dur d’être seul.
Comme de nombreuses remplaçantes manquent de compétences, un climat de méfiance et de peur s’installe parmi les soignantes et le personnel de supervision. Toutes craignent d’être tenues pour responsables de leurs erreurs.
Les infirmières ont peur de perdre leur licence d’infirmière, car elles pourraient avoir à faire des choses qu’elles ne devraient pas faire à cause du manque de personnel et de temps.
Des recommandations
Notre étude met en lumière la nécessité d’adopter différentes actions au sein des établissements de santé :
1. Contrôler les absences de courte durée
Il est impératif de davantage prévenir et contrôler l’absentéisme de courte durée afin de contrer une « culture de l’absence » par divers moyens : s’intéresser et répondre aux besoins des soignantes dans la mesure du possible, recourir à la rotation du personnel afin d’offrir plus de week-ends de congé, repenser la gestion de la rémunération et de la dotation du personnel soignant, organiser des réunions individuelles avec les soignantes qui s’absentent souvent et mettre en place des sanctions pour ceux et celles qui abusent ou encore, des primes de reconnaissance de l’assiduité.
Le soutien organisationnel et les débriefings d’équipe pourraient aussi contribuer à réduire les courtes absences pour maladie.
2. Fournir la formation nécessaire
Les nouveaux soignants apprennent presque exclusivement par l’observation, l’imitation et les explications d’infirmières ou de soignantes plus expérimentées. La trajectoire d’apprentissage typique des soignantes doit être structurée afin qu’elles commencent à prendre en charge des patients « simples » et qu’elles prennent progressivement en charge des cas plus « difficiles ».
L’objectif est de minimiser les erreurs potentielles et d’éviter le découragement qui encourage l’absentéisme et les départs. L’apprentissage se développe lors de discussions formelles où l’expérience collective avec les patients est discutée au sein des équipes de soignantes. En outre, la direction devrait impliquer les aide-soignantes dans les prises de décision, offrir davantage de possibilités d’évolution professionnelle, et soutenir le travail en équipe.
3. Exprimer de la reconnaissance
Le maintien de conditions de travail difficiles contribuent à donner le message que les soignantes effectuent un «sale boulot». Il est essentiel de favoriser des perceptions positives des métiers de soins.
Par exemple, le personnel de supervision devrait offrir davantage de rétroactions et d’informations au quotidien aux soignantes. Chaque superviseur doit poser régulièrement et avec bienveillance des questions telles que : quels sont vos besoins ? De quoi avez-vous besoin pour réaliser votre travail ? Qu’est-ce qu’il vous manque pour bien travailler et mieux accompagner les patients/résidents ? Il s’agit d’être à l’écoute et de communiquer avec les membres de son équipe.
4. Réduire la surcharge de travail
En rendant leur charge de leur travail supportable et en améliorant le soutien qu’ils reçoivent des collègues, la motivation autonome (faire le travail pour le plaisir et le sens qu’il procure) des soignantes augmenterait, ce qui favoriserait leur assiduité, leurs performances et la qualité des soins sur le long terme. Cette approche est nécessaire pour établir et maintenir des liens étroits et dans la durée entre le personnel soignant et des patients âgés à la santé fragile.
Ainsi, il est temps de revaloriser les métiers et professions de ces «héros et héroïnes de l’ombre» et «des super-héros» qui les dirigent. Les institutions de santé doivent mettre en avant une gestion bienveillante répondant davantage aux besoins psychologiques fondamentaux des soignantes en lien avec l’autonomie, les compétences et les relations au travail. Il s’agit de prendre soin de ceux et celles qui prennent soin de nos familles.
Sylvie St-Onge, Professeur titulaire de GRH/ Full professor of HRM, HEC Montréal; Claude Roussillon Soyer, Docteur en Sciences de Gestion, Management des Ressources Humaines, Université de Toulouse, UMR LISST, École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA) et Jacques Igalens, Professeur Sciences de Gestion, IAE Toulouse et CRM-CNRS, Université Toulouse 1 Capitole
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.