Montréal

Le ragoût

Chaque mardi, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.

Ligne 24, direction ouest. Nous sommes jeudi, il est 8 h 40.

Il y a des matins comme ça, au cours desquels on ne sait pas trop où on a la tête. En fait, peu importe où qu’elle soit, une chose semble certaine : elle n’est pas là où elle devrait être.

C’est ce que l’homme d’une quarantaine d’années qui est assis en face de moi semble se passer comme réflexion. Il fixe d’un air désespéré la mallette de cuir posée sur ses genoux. Cette dernière contient des documents importants et, finalement, toute sa vie sous forme de téléphone intelligent et autres accessoires.

«Mais à quoi j’ai pensé? Quel gros crétin!» sont sûrement les mots qu’il tourne en boucle dans son esprit, en frappant sa tête contre le mur imaginaire de ses lamentations.

«Pourquoi n’ai-je pas fermé hermétiquement le Tupperware? Pourquoi l’ai-je plongé dans mon sac comme ça sans l’avoir enveloppé hermétiquement dans un sac imperméable et insubmersible? Pourquoi ai-je préparé un ragoût hier, pourquoi en est-il resté et pourquoi ai-je décidé de l’apporter pour mon lunch plutôt que de le laisser bien au frais dans le frigo pour le manger ce soir?»

«Pourquoi la vie, pourquoi la mort? Pourquoi la guerre et l’infini?» ajoute-t-il pour donner une dimension soudainement existentielle à ses préoccupations triviales.

C’est ce qu’il doit se dire, donc, en sortant d’un air dégoûté un contenant de plastique mi-ouvert, mi-fermé dont le ragoût qu’il aurait dû protéger s’est totalement répandu à l’intérieur de la mallette.

L’homme en sort un iPhone, des documents, une paire de lunettes soleil, un porte-monnaie de cuir et un foulard de coton jadis blanc qui est maintenant taché de brun, car comme les éléments préalablement énumérés, il est lui aussi enduit d’une sauce très visqueuse et très brune.

Tout est couvert de cette substance gluante aux arômes de feuilles de laurier qui n’est pas sans contenir quelques lamelles de carotte et de céleri, alors que les morceaux de viande, eux, ont dû se nicher tout au fond de l’attaché-case.

Oui, il y a des matins comme ça, au cours desquels on ne sait pas trop où on a la tête et où on a définitivement le cerveau un peu… dans la sauce!

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