Montréal

Les chiffres et le temps

Chaque mardi, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.

Quai du métro Place-des-Arts. C’est mercredi. Il est 12h40.

Je suis attendue à 13h. J’aurai, comme trop souvent, 10 minutes de retard. Je ne sais pas trop comment j’arrange ma vie, mais je cours quotidiennement après ces minutes qui filent je ne sais trop où. J’ai beau essayer de me déjouer en avançant l’heure de mes montres et cadrans, je finis toujours par contourner cette stratégie, sachant que je jouis d’un sursis. Ce qui rend l’exercice, comme vous l’aurez compris, complètement inutile!

C’est donc dans cet empressement un peu hystérique que je dévale les escaliers et aboutis sur le quai. Comme j’entends le métro au loin, j’aperçois un jeune homme qui s’approche, la tuque un peu croche et le pas hésitant. Il tient un bouquet de crayons à mine.

Il va vouloir m’en vendre un. Je le sens. Je veux bien l’encourager, mais sachant que je n’aurai pas la latitude de laisser passer ce métro et ne pourrai entamer une discussion, je fouille rapidement dans mon sac, en extrais une pièce de 2$. Je suis persuadée que cette somme couvrira largement le coût du crayon de plomb orné du logo du Canadien.

Le garçon m’explique que l’argent recueilli servira à financer une activité spéciale, lors d’une sortie spéciale de son école spéciale. J’opine prestement du bonnet, lui tends mon «si généreux» 2$, en vérifiant tout de même la valeur de l’item. Dans une même foulée, le métro aborde le quai et le jeune homme me répond que «c’est deux crayons pour cinq piastres».

Étant aussi dysfonctionnelle avec l’argent qu’avec les calculs et le temps, je lui donne l’argent à toute vitesse. J’ai l’impression d’être d’une générosité sans borne et lui dis avec assurance que malgré mon don mirobolant, je me contenterai d’un seul crayon. Il semble perplexe. Je ne comprends pas pourquoi il ne saute pas de joie, lui qui vient de faire une si bonne affaire. Mon sentiment philanthropique et moi sautons dans la voiture. Voyant s’éloigner le jeune homme, toujours incertain de ce qui vient de se passer, je prends brusquement conscience de ma bévue.

Je l’ai floué. Totalement involontairement, bien sûr, mais ça n’excuse rien. Il lui manquera 50¢ pour l’activité spéciale, lors de la sortie spéciale de son école spéciale.

Et moi, pétrie de honte, je me sens spécialement nulle.

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