Montréal

La partition silencieuse

Chaque mardi, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.

Ligne 129, direction est. Lundi. Il est 13 h 15.

Je monte à bord. À l’intérieur, au milieu du véhicule, je constate qu’un des sièges d’une banquette double est libre. Un homme, de 40 ou 50 ans environ, occupe l’autre place et s’adonne à un exercice assez atypique.

Je le regarde aussi discrètement qu’il m’est possible de le faire. J’ai de la chance qu’il soit absorbé, parce que je ne suis pas la chose la plus discrète que porte cette terre quand vient le temps d’épier en catimini.

Mon voisin exécute une partition qu’il a déployée sur ses genoux. Sur sa cuisse droite est posé un métronome très sophistiqué et très électronique qui est relié aux oreilles du musicien par des écouteurs. Ce dernier interprète la feuille de musique du bout des doigts. Cela en suivant un tempo que lui seul entend. On dirait qu’il existe entre lui et le reste du monde quelque chose qui pourrait se situer n’importe où entre une symphonie, un solo, un menuet et du blues.

Je regarde autour de moi et réalise que je ne suis pas la seule à avoir remarqué ce passager artistique et à être intriguée par celui-ci. Nous sommes un quintette de passagers à observer avec curiosité sa mélodie muette. Ce qui me frappe à cet instant, c’est l’idée qu’on croise chaque jour des centaines de personnes qui sont habitées par de la musique et qui portent de petits ou d’énormes casques d’écoute, nous privant ainsi de la bande sonore qui les occupe. On ne s’en formalise aucunement et on passe notre chemin.

Mais ici, à cet instant, cet interprète isolé qui pointe chacune des notes d’un toucher fluide et joyeux provoque chez nous, usagers qui n’avons pas accès à sa sonate imaginaire, un état qui frôle la contrariété. Voilà maintenant qu’il ferme les yeux et joue à l’aveugle. Il semble complètement transporté. Comblé.

L’homme joue sa dernière note, retire ses écouteurs, range sa partition et arrête son métronome. Le concert est terminé. Nous pourrions avoir envie d’applaudir. C’est peut-être ce que nous faisons, d’ailleurs. Dans nos têtes, en silence.

Ainsi, ce virtuose ne saura jamais qu’il a soulevé son audience. Et on sera quittes!

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