L’usine Jenkins Valves de Lachine, abandonnée après une faillite, a servi pendant une dizaine d’années de lieu de rassemblement et d’expérimentation aux graffiteurs montréalais, avant d’être démolie en 2004. Vincent Tourigny, avec La Jenkins chez Possibles Éditions, propose un regard d’initié sur cette époque de la sous-culture graff montréalaise.
«Mon souvenir le plus marquant de l’endroit, je pense que c’est la première fois que j’y suis allé. Le graffiti était quand même marginal, il n’y avait pas tellement de graffiteurs quand j’ai commencé, vers 1996, raconte Vincent Tourigny, aujourd’hui graphiste et illustrateur ayant abandonné la pratique du graffiti depuis des années. Ce qu’on voyait dans la rue, c’était plus des tags et des throw-up, des trucs qui se faisaient rapidement. La première fois que je suis allé à la Jenkins, c’est un peu la première fois que j’ai vu de grosses productions, avec des noms de gens dont j’avais déjà vu les trucs ailleurs. C’est pour ça que j’ai fait le livre. C’est [pour décrire] ce moment-là : le jeune qui arrive, qui est émerveillé par quelque chose de nouveau.»
Consacré à l’histoire du graffiti montréalais, l’ouvrage La Jenkins relate d’abord l’histoire de cette usine de Lachine, témoin du passé industriel du sud-ouest. Puis, c’est à travers les témoignages de graffiteurs qui ont connu la Jenkins que le lecteur fait connaissance avec l’endroit. Ces souvenirs, sous forme d’entrevues, sont transcrits en langue parlée par souci d’authenticité et pour rester fidèle au vocabulaire du graffiti – un lexique aide d’ailleurs à la compréhension. Ils décrivent, comme si on y était, autant le bâtiment délabré avec ses flaques d’eau noire douteuse ou ses trous partout que les expériences des graffiteurs ou les dynamiques entre eux. Des photos, prises au temps de la pellicule, souvent avec des appareils jetables, les illustrent. Elles sont tirées des «boîtes à chaussures» des graffiteurs qui ont voulu immortaliser certains graffitis, qu’ils soient les leurs ou d’autres qu’ils aimaient. «Pour moi, dans ce livre, c’est pas juste les plus belles œuvres qu’on voit, précise Vincent Tourigny. Leur valeur est liée au contexte.»
Vincent Tourigny auteur du livre La Jenkins
Véritable laboratoire d’expérimentation, l’usine Jenkins permettait aux graffiteurs d’avoir un lieu où prendre le temps de développer leur art. Sans, la plupart du temps, avoir la crainte de se faire poursuivre par la police.
«Quand t’étais plus jeune, tu voulais être reconnu par des graffiteurs plus expérimentés. C’était comme une micro-société, explique Vincent. Quand tu commençais à faire du graffiti, tu regardais comment faisaient les plus vieux. Tu ne pouvais pas aller sur YouTube. Il y avait des trucs comme le festival Under Pressure, qui est là depuis 20 ans maintenant. C’était une des façons de voir les autres peindre. C’est comme ça qu’on apprenait.» La Jenkins, comme d’autres lieux semblables (la Redpath, le TA wall, le Stinky Building, entre autres), offrait l’occasion aux amateurs de graffitis de se rencontrer, de s’inspirer et de se développer.
Il fallait gagner ses galons pour être respecté. «Souvent, les plus vieux n’allaient pas parler à tout le monde, avant que ça vaille la peine pour eux. Il y avait quand même des étapes», rapporte Vincent Tourigny. Un des codes consistait à ne pas remplacer un graffiti existant par un autre si le nouveau n’était pas supérieur. «Avant, quand t’allais à une place comme la Jenkins, quand tu repassais quelqu’un d’autre, fallait que tu le burn. Fallait que tu remplaces par quelque chose de mieux. C’était bien vu et t’avais pas de problème. Mais ça ne se faisait pas de passer une personne par quelque chose de moins bon.»
«À la Jenkins, c’était tellement grand. Quand les graffiteurs étaient respectés, leurs graffitis pouvaient rester vraiment longtemps. Un peu comme si c’était un musée. Improvisé.» -Vincent Tourigny, auteur de La Jenkins
Évolution
Depuis ce temps – «les meilleures années du graffiti à Montréal», selon le témoignage tiré du livre d’Ether aka Cemz –, l’internet a permis d’accroître les connaissances, de rencontrer d’autres graffiteurs, de partager les œuvres. Le graff s’est démocratisé. Il est aussi devenu plus «illustratif». Certains des graffiteurs qui ont contribué à La Jenkins ont d’ailleurs participé au festival Mural, notamment. «À la base, on était juste des jeunes qui voulaient faire quelque chose dans la vie. Vingt ans plus tard, il y en a qui ont fait des carrières de ça. C’est rendu leur gagne-pain», souligne Vincent Tourigny.
Les murs où on peut faire légalement du graffiti, qu’on trouve désormais à certains endroits dans la ville, comme sur la rue de Rouen, évacuent l’aspect risqué de la pratique. «Pour moi, c’est moins intéressant, parce que dans le graffiti, il y a un aspect illégal, underground, que tu apprends à connaître. Il y avait quelque chose aussi de mystérieux», se rappelle-t-il.
Même l’aspect matériel du graffiti a changé : «Maintenant, si tu veux acheter des matériaux, tu peux aller sur l’internet, te faire livrer des trucs chez toi. Avant, il fallait se débrouiller. Tu ne pouvais pas aller chez Omer DeSerres acheter une canette! Fallait que tu passes par le réseau. Pour connaître les trucs, c’était du bouche à oreille.» Mais il restera toujours des trains, des autoroutes et des lieux abandonnés comme canevas.
Possibles Éditions
Possibles Éditions est un «laboratoire collaboratif» qui fabrique des livres à l’aide de machines anciennes. «Ils accordent de l’importance à l’objet et à l’esthétique, fait valoir Vincent Tourigny. En tant que graphiste, c’était important pour moi de pas juste faire un livre avec une couverture quelconque, dans un format quelconque, ou de rentrer dans une grille pour que ça fonctionne dans une collection X.» La Jenkins est publié à 250 exemplaires numérotés. Pour en savoir plus et connaître les points de vente.
Possibles Éditions