Culture

Crise du coronavirus: le milieu du livre sur la corde raide

Le milieu du livre sur la corde raide

La librairie L'Écume des jours, dans le quartier Villeray.

Alors que les Québécois lisent plus que jamais, c’est tout le milieu du livre qui tremble en raison des conséquences de la pandémie de coronavirus.

Librairies fermées, employés mis à pied, salons du livre annulés, nouveautés repoussées, production stoppée, auteurs précarisés: la chaîne du livre québécois a déraillé depuis deux semaines, conséquence de la crise du coronavirus.

Premier maillon touché, le commerce de détail. Comme tous les commerces jugés non essentiels, les librairies ont dû fermer leurs portes le 23 mars dernier pour une période d’au moins trois semaines.

Avec l’accord du ministère de l’Économie, la grande majorité des librairies se sont rabattues sur le commerce en ligne. Cette transition a toutefois entraîné des mises à pied, difficilement chiffrables pour l’instant.

Sur 115 membres de l’Association des libraires du Québec (ALQ), une dizaine aurait stoppé complètement leurs activités, majoritairement pour ne pas exposer leurs employés à une possible contagion, explique Katherine Fafard, directrice générale de l’ALQ.

«Une sortie de livre se prépare des mois à l’avance. En ce moment, il n’y a plus de place pour la chronique littéraire ou la critique. Il n’y en a que pour cette crise. Est-ce que c’est utile de sortir un livre dans ces conditions?» Jean-Christophe Réhel, auteur, à propos de la difficulté de publier dans le contexte actuel

Selon les chiffres de l’Association, les ventes au détail ont diminué de 14 % au cours des deux dernières semaines en comparaison à la même période l’an dernier. La chute est encore plus marquée pour la semaine dernière uniquement (- 27 %).

La baisse (-  42 %) est encore plus difficile à encaisser du côté des achats des collectivités (bibliothèques scolaires et publiques), qui représentent une part importante des revenus des librairies.
«Les bibliothécaires responsables des achats dans les écoles ou les municipalités ne sont pas tous en mode télétravail. C’est très disparate d’une région à l’autre», avance Katherine Fafard pour expliquer l’arrêt des achats des institutions.

«Les budgets dédiés à l’achat de livres sont pourtant toujours là. On essaie de faire en sorte que cet argent soit dépensé par les collectivités pour qu’il se rende dans les librairies, qui elles pourront payer leurs comptes, puis les éditeurs et finalement, les auteurs. C’est une mesure très simple pour s’assurer que toute la chaîne du livre survive.»

Soif de lecture

La demande pour les livres ne fait pourtant aucun doute. Le site leslibraires.ca, géré par la coopérative des Librairies indépendantes du Québec, a vu ses ventes exploser de 1000 % au cours de la dernière semaine. «C’est davantage que le temps des Fêtes et le 12 août [Journée d’achat du livre québécois] réunis», illustre Jean-Benoît Dumais, directeur général de la coopérative.

Le site pretnumerique.ca, qui rassemble les catalogues virtuels des bibliothèques publiques québécoises, a doublé le nombre de ses prêts depuis le début de la crise. Cette affluence n’est toutefois pas suffisante pour combler les pertes subies ni celles à venir au cours des prochaines semaines.

«On est content de garder le contact, de servir les familles et les gens qui sont en confinement, mais on est loin des ventes qui se réalisaient sur le plancher. C’est davantage un baume sur les pertes», souligne Jean-Benoît Dumais.

«Si les ventes aux collectivités ne reprennent pas, ça pourrait faire très mal. Et si la crise dure plus d’un mois, je ne sais pas si tous les libraires seront capables de payer leurs frais fixes», mentionne Katherine Fafard.

L’aide attendue des deux paliers gouvernementaux, sous formes de subventions salariales et de prêts, pourrait aider à stabiliser la situation de plusieurs librairies.

Les éditeurs «sur pause» eux aussi

L’irruption du coronavirus a également stoppé la production de nouveaux livres. La grande majorité des maisons d’édition ont dû repousser à l’automne la parution de leurs nouveautés prévues pour le printemps.

«On a l’avantage que nos produits ne se périment pas. Nos livres vont être encore bons au mois d’octobre. Mais tous les revenus du printemps disparaissent. Ils ne vont pas revenir», expose Mark Fortier, éditeur chez Lux.

La maison d’édition spécialisée dans les essais poursuit ses activités presque normalement, par télétravail. Son calendrier de parution a toutefois été repensé pour une éventuelle reprise à l’automne.

Même son de cloche chez les éditions Alto, qui, pour l’instant, n’ont réduit que de quelques heures le temps de travail de leurs employés.

«C’est quand tout sera fini qu’on pourra faire les comptes», soutient son président Antoine Tanguay, qui affirme avoir perdu 50 000 $ en raison de l’annulation des salons du livre du printemps, en plus du manque à gagner du côté des ventes.

Il souligne toutefois la diligence des organismes subventionnaires, comme la SODEC et les Conseils des arts, qui ont offert un appui «fort et rapide», notamment en devançant les versements prévus.

Les deux éditeurs interviewés craignent tout de même une «avalanche» de sorties à l’automne, ce qui pourrait nuire à tous les acteurs du milieu.

«Les gens ne vont pas acheter trois fois plus de livres qu’à l’habitude en octobre pour compenser nos pertes. Même que, compte tenu de l’économie, ça se peut qu’il en achète deux fois moins», dit Mark Fortier.

Des auteurs inquiets

À l’autre bout de la chaîne, les auteurs sont également frappés de plein fouet.

Non seulement la diminution des ventes a réduit leurs droits d’auteurs, mais les mesures de confinement les privent également de plusieurs sources de revenus d’appoint.

«Les redevances, c’est une chose, mais il faut aussi prendre en compte la fin des conférences en bibliothèque, en librairie, les tournées des écoles, des cégeps et des universités. Toutes ces prestations ont cessé et c’est un manque à gagner supplémentaire», dit l’autrice Suzanne Aubry, présidente de l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ).

Tout cela dans une industrie où le revenu annuel moyen tiré des activités littéraires est de 9169 $…

«Les écrivains sont des travailleurs autonomes, avec la précarité que ça implique. Le report à l’automne peut avoir un impact important sur un auteur. Certains ne sont même pas sûrs si leur livre vont voir le jour. C’est insécurisant», poursuit Suzanne Aubry, qui se réjouit tout de même que les écrivains soient admissibles aux programmes d’aide d’urgence du gouvernement.


Au secours des librairies

Inquiet de la survie des librairies indépendantes, le poète Jean-Christophe Réhel a lancé la campagne Go Fund Me «Aide tes libraires» en compagnie des autrices Michèle Nicole Provencher, Hélène Bughin et Catherine Ocelot.

Ce «cri du coeur» vise à amasser 90 000 $ pour aider les libraires à sortir de la crise. «Si chaque Québécois donne 25 sous, on a comme un semblant d’aide, dit-il. C’est dur de faire vivre les livres sans les libraires. Sans eux, on perd la proximité, la chaleur des sentiments et le contact humain. Ce sont eux les mineurs qui trouvent les pépites d’or.»

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