L’autrice et traductrice Olivia Tapiero publiait récemment un cinquième ouvrage explosif, Rien du tout. Poésie? Essai? Récit? Quoi qu’il en soit, la lecture, elle, passe du tout au rien sans prévenir. Rencontre.
«Il y a des vies organisées à partir d’absences, comme les galaxies qui se forment autour des trous noirs.» À la page 16 de Rien du tout, paru aux éditions Mémoire d’encrier, Olivia Tapiero nous donne l’une des clés d’un objet hors du cadre: le vide. «Un livre fait sans prothèse, sans personnage, sans trame, sans prétexte», dit-elle.
«Je parle beaucoup de la bouche, des orifices du corps. Le corps ouvert, le corps troué. Pour moi le corps est incomplet. Il est en relation avec d’autres corps et des histoires qu’il ne connaît même pas, mais qu’il porte», poursuit l’autrice. Et parmi cette matière organique perforée, il y a les silences sur des pages à demi-blanches. Ceux qui sont transmis, ceux liés aux violences sexuelles, les coloniaux, «comme cet espèce d’ordre que l’on nous donne de garder le silence».
Comment écrire alors autour de ce silence-là? «Sans prendre sa place, mais en lui donnant la place qui lui est due. Et la parole ne s’en sort pas indemne», répond avec assurance Olivia Tapiero.
«Ne pas trop combler les failles, ne pas trop expliquer est comme une forme de préservation pour moi. Il y a une violence dans le langage, dans le fait de nommer les choses et de les contraindre. Nommer est une façon de dominer. Pour moi écrire n’est pas nommer, mais éprouver ou faire éprouver.» – Olivia Tapiero
Déconstruire, décomposer
«Si je réfléchis à la colonisation, aux violences portées par les corps non-masculins, ça ne peut pas être dans un roman descriptif de 300 pages. Ça ne fait aucun sens pour moi. Il faut chercher autre chose», poursuit l’écrivaine qui a fait de la décomposition et de la déconstruction de la subjectivité son essence. «Est-ce que c’est moi, ou d’autres qui parlent à travers moi?» Elle seule le sait.
«La littérature a quelque chose d’un peu oblique, où l’on n’aborde pas ces questions [de genre] frontalement. Je pense, au contraire, que c’est une façon de réfléchir le monde, en dehors des identités stables.» C’est ainsi qu’elle a laissé le processus d’écriture et de réflexion guider la forme, le propos, l’identité de Rien du tout. «Je ne suis pas quelqu’un qui fait des plans et qui avance en les suivants», précise-t-elle.
En outrepassant tous les codes établis de l’écriture, de l’édition, du marché, elle parvient, de fait, à ce qu’elle souhaite. «Je n’ai pas envie de faire un récit qui viendrait des autres, je n’ai pas envie de retracer des origines, de résoudre la violence, d’arriver comme à une fin qui se boucle.» Et d’ajouter «c’est plutôt une question d’être traversée et de traverser».
Selon Olivia Tapiero, il y aurait aussi un côté indigeste dans ce texte qu’elle envisage comme une partie de son corps. «Je vomis quelque chose du monde, j’en joue. Et j’aspire à être indigeste, peut-être», soumet-elle.
Toutes ces choses qu’elle raconte, décrit, évoque ne peuvent en effet pas l’être de «façon linéaire». En résumé: «ne pas digérer l’indigérable, car l’intuition ne vient pas de nulle part. Elle vient de ce qu’on a absorbé, digéré, et surtout ce qu’on ne digère pas».
Olivia Tapiero, le féminisme et l’écologie
«Il y a une démarche féministe dans le fait de ne pas adhérer aux grands récits, à certains types de narration. La pensée existe, et elle peut prendre plusieurs formes», tient à souligner Olivia Tapiero.
Alors qu’elle réussit, au fil des histoires, à s’extraire de ses études universitaires qui l’ont «beaucoup formatée dans la valorisation du roman», elle considère Rien du tout «comme un livre de liberté».
Et plus encore, elle voit dans la «dissolution des catégories une forme de queerage des formes» bien ancré dans notre époque où l’émancipation devient visible. «Pour moi, c’est lié à une conscience écologique dans le sens où les narrations solides sont une façon de nous séparer des écosystèmes. Nous sommes la seule espèce qui se raconte le monde pour mieux s’en séparer. Tout cela participe à un désastre».
Violence du colonialisme
Pour Olivia Tapiero toute intention est valable pour aborder la violence, qui, quelle que soit sa forme (sociale, sexuelle, colonialiste…), imprègne et se confond dans Rien du tout.
«Ce livre est celui où je nomme le plus les endroits. J’essaie d’en prendre soin. Le Vietnam est là en rapport à la colonisation française. À la fin, il y a aussi Oran, Kahnawake, Oka, qui ont été des lieux de conflit, de colonisation, de domination par des forces coloniales francophones en l’occurrence.» Elle n’hésite d’ailleurs pas à citer la violence masculine comme «prolongement» de la violence coloniale.
«J’écrivais, et je me demandais si je parlais d’une peine d’amour ou de la colonisation de l’Algérie. Et puis il y a eu un déclic. Ma réponse était oui pour les deux», se souvient-elle. «Il y a quelque chose à ce niveau, à montrer comment la colonisation affecte le désir, le langage, le rapport aux autres», soutient-elle. «Nous héritons des silences, peu importe le côté de l’histoire où nous nous plaçons.»