Le film Gaz Bar Blues est sorti il y a 20 ans, charmant instantanément le public québécois, qui n’a cessé de le porter dans son cœur depuis. Il est maintenant adapté au théâtre, présenté chez Duceppe jusqu’au 18 février, dans une pièce qui, ses artisans l’espèrent, sait être tout aussi chaleureuse.
«Les gens ne se rappellent pas nécessairement des détails de l’histoire du film, mais ils se souviennent de comment ils se sont sentis en le regardant; ils se sont probablement sentis bien», affirme Martin Drainville, interprète du Boss dans la pièce, rôle que tenait, de manière inoubliable, Serge Thériault dans le film. «Il y a quelque chose de doux dans Gaz Bar Blues et je crois [qu’avec la pièce] on va retoucher à quelque chose qui fait du bien.»
L’adaptation théâtrale reprend la même histoire. On suit François Brochu, dit Le Boss, propriétaire d’une petite station-service de quartier qui peine à gérer sa relation avec ses fils, indifférents au sort de son entreprise menacée par la concurrence des stations libre-service avoisinantes, à la maladie de Parkinson qui l’afflige et aux hold-ups dont il est victime. Gravite autour de son commerce une panoplie de bonhommes hauts en couleur qui ajoutent de l’action dans son quotidien.
Une histoire qui parle à tous
Sans le vouloir, avec cette ode aux gens ordinaires en grande partie autobiographique, le cinéaste Louis Bélanger tenait une formule gagnante. «Je ne m’en rendais d’abord pas compte, je ne parlais simplement que de mes souvenirs de famille, mais il y a des éléments fédérateurs dans ce film, raconte-t-il en entrevue avec Métro. À la réception, j’ai vu qu’il y avait une universalité dans le propos qui rejoignait le monde. J’ai été surpris. Les gens me disaient que dans leur village aussi, il y avait ce petit commerce épicentre où les gens se rejoignaient.»
Martin Drainville fait partie des spectateur.trice.s qui se sont reconnu.e.s dans le film. «Je viens du même milieu économique, j’ai les mêmes références, le même type de famille, j’ai connu les mêmes enjeux.» Le comédien a été touché par cette brisure entre deux générations, celle de son père et la sienne, notamment parce que sa génération était généralement plus éduquée que celle qui l’a précédée, ce qui créait un décalage.
Il y aussi cette ode à l’amour père-fils qui lui a plu. «Avant, il y avait plus de pudeur à se dire qu’on s’aimait entre hommes. Nos pères étaient des êtres sensibles, mais ils ne se donnaient pas le droit de l’exprimer. On prenait bien des détours pour se le dire. Pas pour rien que le hockey était si populaire, c’était une occasion de se réunir.»
Le comédien se souvient de s’être senti triste en pensant au peu de conversations émotives significatives qu’il a eues avec son père. Mais il s’est rendu compte qu’il y avait cependant des gestes qui en disaient long. «Nos pères étaient des patenteux qui savaient tout faire, naturellement généreux.»
Le père de Louis Bélanger était mort lorsqu’il a écrit le film. Il a donc réalisé un beau et doux portrait de celui-ci. « J’avais moins de pudeur d’écrire à pleine page que je l’aimais, confie-t-il. J’en avais soupé de la représentation des hommes violents et alcoolos dans le cinéma québécois. Moi, mon père, il n’était pas de même.»
Un film qui devient pièce
Le succès de Gaz Bar Blues est arrivé tôt dans la carrière de Louis Bélanger et l’a longtemps hanté. Par la suite, chaque fois qu’il sortait un film, on lui rappelait comment on avait adoré son Gaz Bar Blues. Cela dit, il ne s’en plaint pas.
Le réalisateur a donné carte blanche à l’équipe en l’encourageant à s’approprier et à bousculer la proposition cinématographique. David Laurin, qui signe l’adaptation, le tenait au courant, permettant à Louis Bélanger de parfois rebondir avec quelques notes. «Ça pouvait parfois être juste de faire une imitation d’un des bonhommes, puisque je les ai tous connus dans la vraie vie.»
Une des particularités de la pièce est que tous.tes les comédien.ne.s sur scène, excepté Martin Drainville, jouent d’un instrument de musique en direct. À mi-chemin entre la pièce de théâtre classique et le spectacle de musique, on est pourtant loin de la comédie musicale.
Le blues, instrumental seulement, est à l’honneur. Pour le cinéaste, c’est une musique associée au monde ouvrier et qui provoque bien des émotions. «Il y a bien des non-dits entre les personnages et la musique vient exprimer ce qu’ils n’osent pas dire en paroles par pudeur», ajoute le comédien.
Si la musique faisait aussi partie intégrante du film, la pièce se distingue en transformant le personnage du plus jeune frère, qui représentait Louis Bélanger lui-même, en une jeune fille, seule membre de la famille à s’intéresser au gaz-bar et à la mécanique. Elle actualise ainsi l’histoire, sinon fortement conjuguée au masculin.
Vingt ans plus tard, on trouve encore dans l’actualité des échos des enjeux abordés dans le film. Si en 1989, année où se déroule l’action de Gaz Bar Blues, «la chute du mur de Berlin annonçait comme une forme de libération, une manière de vivre dans un monde plus socialiste dans le bon sens du terme, là on dirait que les écarts se creusent plus que jamais, notamment avec la guerre en Ukraine», croit Martin Drainville.
Et si les stations libre-service menaçaient le petit gaz-bar à l’époque, Louis Bélanger craint aujourd’hui l’immense pouvoir des compagnies comme Amazon qui tuent les petits commerces locaux, qu’il considère comme essentiels pour préserver le tissu social. Enfin, la transmission de valeurs, le legs familial, était et sera toujours un sujet universel et d’actualité.