Culture

La grande musique à petites gorgées

Rarement déguste-t-on un bon alcool sans qu’il y ait de la musique dans l’air. Si l’idée d’accorder des vins à nos repas semble évidente, celle d’accompagner un album d’un certain type d’alcool est plus inusitée. En ce mois du vin, Métro a demandé au sommelier et expert-conseil à la Société des alcools du Québec (SAQ) Simon Gaudreault de nous proposer des alcools à siroter au son de huit grands albums emblématiques de leur genre. (Illustrations de Ben Liu)

Jazz
Miles Davis
Kind of Blue


Sur Kind of Blue, en 1959, le mythique Miles Davis pousse l’art de l’improvisation à un autre niveau. Accompagné entre autres de John Coltrane au saxophone, le jazzman atteint un état de grâce musical qui influencera des générations de musiciens à venir. Coltrane dira d’ailleurs de Kind of Blue qu’il a été «enregistré au paradis»… Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’album s’est vendu à plus de 4 millions d’exemplaires, un record pour un album jazz.

«Je suggère ici un produit à boire en fin de repas, quelque chose de sucré comme un Sauternes. Le Sauternes est un vin de dessert de la région de Bordeaux, fait avec des raisins qui sont attaqués par ce qu’on appelle la “pourriture noble”. Un champignon boit l’eau du raisin et concentre le sucre, produisant des parfums très particuliers d’abricot et de miel. Ce sont des vins de méditation, à partager dans une ambiance très zen, de la même manière qu’on écouterait du Miles Davis. Il s’agit aussi d’un produit agréable au premier contact, très séduisant… Comme il est sucré, le Sauternes vient souvent en demi-bouteille et se boit à petites doses.»

Hip-hop
Loco Locass
Amour oral


C’est avec Amour oral que Loco Locass perfectionne son art lyrique et secoue la scène hip-hop québécoise, pour ne pas dire le Québec (Qui n’a pas encore entendu Libérez-nous des libéraux?). Non seulement Biz, Batlam et Chafiik manient les rimes et les métaphores avec une verve étourdissante, mais les trois MC aux chapeaux de fous du roi font résonner une parole engagée et fièrement souverainiste. Loin du rap primaire qui accapare généralement les ondes radio, Amour oral mise sur l’intelligence, la subtilité et l’authenticité.

«Il me semblait important ici de suggérer un produit bien de chez nous, original, avec un contenu intéressant. J’ai choisi une bière parce que la micro-brasserie est en pleine effervescence au Québec. Les Brasseurs du Nord avec la Boréale IPA, sortie l’année passée, sont l’une de celles qui se distinguent. Les India Pale Ale sont des bières très houblonnées, et celle-ci, houblonnée à crû (une technique sophistiquée qui consiste à mettre le houblon à la fin du processus de production, pour en retirer un maximum de parfums) est très réussie. Plutôt que de ne goûter que l’amertume habituelle des IPA, on goûte tous les arômes floraux et ceux de fruits tropicaux (mangue, pêche, abricot). Ça donne une bière à la personnalité très affirmée.»

Pop
Abba
Arrival


Deux mots : Dancing Queen. Plaisir coupable? Soit, mais certains spécialistes vous diront à mots couverts que, en termes d’arrangements, de structure et de travail du son, Abba est une référence dans le monde de la pop.

«Depuis quelques années, plusieurs vins sont délibérément commercialisés avec un peu de sucre résiduel, pour faire un produit plus accrocheur. Le vin californien Apothic Red en est un bon exemple, un rouge assez crowd-pleaser. Ce genre de vin ne s’adresse pas aux grands connaisseurs, mais plutôt à ceux qui veulent s’initier. On dit que ce sont de bons vins d’introduction. Ils ne sont ni trop asséchants ni trop acides. Bref, les coins sont arrondis, pour que ce soit plaisant d’emblée. Quand une chanson d’Abba joue dans l’auto, tu ne te poses pas de question : tu chantes parce que tu connais les paroles, et il n’y a pas de mal à l’apprécier. Chaque vin a sa raison d’être et le Apothic Red est à la fois simple et agréable.»

Électronique
The Knife
Silent Shout


L’excentrique duo suédois cristallise sur Silent Shout, paru en 2006, tous les éléments qui font la force de la musique électronique. À cheval entre le côté halluciné de ses albums plus complexes et l’électro pop de ses premiers disques, The Knife propose ici un son à la fois exigeant et entraînant, cérébral mais hypersensible. Frère et sœur, Olof et Karin Dreyer s’amusent avec notre cerveau, tant par leur esthétique musicale que par leurs idées, et revendiquent une entière liberté artistique.

«À l’image du côté éclectique et intellectuel de The Knife, le vigneron Olivier Humbrecht est une sorte d’érudit excentrique. Basé en Alsace, au domaine Zind Humbrecht, il est une des 300 personnes au monde à avoir obtenu le diplôme de Master of Wine dans les 60 dernières années… Il fait des vins très éclatés, à contre-courant, et il laisse la nature faire les choses de manière peu interventionniste. Si, chaque année, on ne sait jamais réellement ce qui va se retrouver dans notre verre, le résultat est toujours original. Je propose donc son Riesling de base, cuvée 2011. Le Riesling peut donner des vins plutôt secs, austères et tendus, mais les grands connaisseurs apprécient sa profondeur et sa race.»

Classique
Rachmaninov
Piano Concerto No. 2


L’âme du romantisme russe. Rachmaninov, véritable monstre du piano, incarne à lui seul toute la puissance de la musique classique, tant par sa musique que par sa dextérité (ses grands doigts lui permettaient, dit-on, des prouesses techniques hors de la portée du commun des mortels). Pompeux, diront ses détracteurs; grandiose, répliqueront ses admirateurs – les pianos concertos de Rachmaninov portent le genre à son sommet.

«Le classique m’évoque la région de Bordeaux. Il y a 200 ans, les vignerons de Bordeaux ont été parmi les premiers à créer la notion de grand vin. C’est très à propos pour accompagner Rachmaninov, dont la musique est technique, sérieuse et imposante. Tout comme il est difficile d’apprécier pleinement un piano concerto à la première écoute, ces vins demandent du temps pour gagner en souplesse et en plénitude. Mon choix, le Cambon La Pelouse, est très réussi et possède un grand potentiel de garde. Le 2010 est un grand millésime, qui a donné des vins avec beaucoup de structure, assez corsés en jeunesse, mais qui vont très bien évoluer.»

Blues
Stevie Ray Vaughan
Texas Flood


Malgré une fin tragique à 35 ans, Stevie Ray Vaughan a laissé une marque indélébile dans le monde du blues. De son vivant, le virtuose de la guitare a fait son entrée dans la légende grâce à des performances live aussi intenses qu’inoubliables. Si Texas Flood (1983), lance la carrière commerciale de SRV, sa musique n’en mise pas moins sur l’émotion brute. Ses pièces révèlent non seulement un doigté magistral, mais une voix âpre où résonnent les accents d’une vie tumultueuse.

«La grosse guitare qui gratte et la voix rauque se combinent ici pour donner une musique riche qui me rappelle certains bourbons américains. Contrairement aux scotches, ces whiskeys sont préparés avec plus de maïs, et l’élevage se fait dans des fûts neufs, ce qui donne à l’alcool des accents très vanillés. Je recommande ici un Maker’s Mark. C’est à la fois puissant et rustique, un peu rough mais en même temps très racoleur. Malgré les 45 % d’alcool, on embarque assez facilement dans le jeu, peut-être même plus facilement qu’en dégustant un scotch. Ça reste néanmoins un produit pour amateurs de sensations fortes.»

Rock
The Beatles
The Beatles


Si, avec ses 30 chansons en tous genres, «l’album blanc» représente l’apogée de la créativité des Beatles, son aspect éparpillé témoigne des divisions qui allaient mener à la rupture du groupe britannique. Des ballades les plus douces aux riffs abrasifs de Helter Skelter, c’est chacun dans leur coin que les Fab Four élaborent certains de leurs plus grands succès. Plutôt qu’un album cohérent de A à Z, «l’album blanc» propose une série d’instantanés de musiciens au sommet de leur art.

«Cet aspect d’éclatement qui, au final, forme un tout intéressant rappelle un vin fait par les Vins de Vienne, une maison de négoce basée dans la vallée du Rhône. Le négoce est parfois mal vu dans le monde du vin, puisque ça consiste à acheter des raisins plutôt que de faire soi-même la culture de la vigne. Trois producteurs de la Vallée du Rhône font toutefois des produits à la fois assez facile d’approche et impeccables au niveau œnologique. Je propose donc le Crozes-Hermitage, un grand vin à bon prix, particulièrement charmeur, avec des accents de framboise, de violette, de poivre et d’olive. C’est sympathique et ça coule tout seul. Bref, des vins qui font consensus, un peu comme les Beatles.»

Folk
Kate & Anna McGarrigle
Kate & Anna McGarrigle


Cet album éponyme fait découvrir en 1975 les sœurs McGarrigle. Dès les premières notes, les deux Montréalaises nous enveloppent d’un nuage réconfortant. On frissonne de bien-être à se laisser bercer par les voix nostalgiques de Kate et Anna, qui déclinent l’amour dans toute sa palette d’émotions, sur des airs folk aux accents country. Difficile d’imaginer qu’un premier album puisse être aussi abouti.

«Léger et nostalgique, avec un son un peu vieillot… parfait pour un vin espagnol, LA place où trouver des vins plus vieux à bon prix. Je suggère un Conde de Valdemar Gran Reserva 2005, de la région de La Rioja, probablement la plus connue de l’Espagne. Il possède des notes évoluées, avec des accents de fruits séchés, de pruneau, de raisin sec, et d’autres notes d’épices douces amenées par le bois, dont de vanille, de muscade, de cannelle, et de torréfaction. C’est un vin assez complexe, mais fin parce que les tannins sont assouplis par le vieillissement, idéal pour un soir d’été passé dans un chalet…»

***
Les accords expliqués

Les accords mets-vins se font tout naturellement, sur le plan du goût et des propriétés moléculaires des aliments; la combinaison d’un alcool à une musique, elle, repose sur des bases plus qualitatives. «Ce n’est pas une science exacte. Il s’agit de trouver un fil conducteur entre les deux, une personnalité qui émane d’un album, d’un musicien, et de la retrouver dans un produit, explique Simon Gaudreault. Puis, on peut trouver un prétexte, une ambiance ou une situation où les deux univers se rencontrent.»

Ici, les parfums d’un vin rappelleront la manière particulière dont résonnent les notes d’une chanson en particulier. Là, les méthodes de travail d’un vigneron rejoindront la démarche créatrice d’un artiste. C’est dans ce jeu des correspondances que la musique et le vin peuvent s’accorder l’un à l’autre et affiner le plaisir. «Dans la musique comme dans le vin, on n’est pas obligé de se prendre trop au sérieux. Ce sont deux univers complexes, mais pas nécessairement compliqués, c’est-à-dire qu’on n’a pas besoin d’être un expert pour s’amuser», souligne le sommelier.

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