Dans Voir son steak comme un animal mort, un ouvrage à la fois philosophique et militant, Martin Gibert expose les raisons pour lesquelles les humains devraient devenir végétaliens. À travers divers concepts de psychologie morale, le philosophe démontre que le plaisir gustatif ne devrait jamais justifier la souffrance animale et la destruction de la planète.
Dans votre livre, vous parlez du paradoxe de la viande, cette contradiction qui fait qu’on aime les animaux, qu’on ne souhaite pas les faire souffrir, mais qu’on continue tout de même à manger de la viande. Comment expliquez-vous cela?
On emprunte différentes stratégies pour dissocier l’animal de la viande. L’une d’elles est appelée la dissonance cognitive. On essaie de se persuader, par exemple, que les animaux qu’on mange sont beaucoup moins conscients que nos animaux de compagnie. Il y a aussi des pensées «consonnantes», comme l’idée qu’il est naturel de manger de la viande, donc que c’est correct d’en manger. Philosophiquement, c’est ce qu’on appelle un sophisme naturaliste, parce qu’on part d’une idée qui est vraie – qu’il est naturel de manger de la viande – à une conclusion morale – il est donc correct de manger de la viande. Il y a un tas de mécanismes psychologiques qui permettent aux gens de moins culpabiliser.
«“J’aime les animaux” et “j’aime mon steak”, ça ne fonctionne pas ensemble. Le cerveau humain trouve donc des manières de contourner ce paradoxe.» –Martin Gibert
La solution que vous avez trouvée à ce paradoxe, à l’instar de plein d’autres gens, c’est le végétalisme, qu’on appelle aussi le véganisme. Mais y a-t-il d’autres voies possibles, à votre avis?
Pour résoudre la dissonance cognitive, soit on change son comportement, soit on change ses pensées pour qu’elles soient moins contradictoires. Dans ce qu’on peut changer de son comportement, je pense que la solution la plus appropriée est le végétalisme, qu’on peut définir comme le fait d’avoir une consommation qui minimise la souffrance animale. Après, c’est sûr qu’on peut être à moitié ou au tiers végétalien, mais il faut au moins tendre à le devenir.
Vous semblez dire qu’un jour ou l’autre, on n’aura pas vraiment le choix d’opter pour un mode de vie végétalien. Pourquoi?
Pour des raisons environnementales, essentiellement. Les questions de la souffrance animale, on est capables de vivre avec, comme on vit avec la souffrance humaine depuis longtemps. Mais à cause de certains impératifs environnementaux, la survie de l’espèce humaine sera éventuellement en jeu. En ce moment, la consommation de viande à l’échelle planétaire continue d’augmenter. Mais à un moment donné, on manquera de ressources, notamment d’eau. Tôt ou tard, il y aura des politiques publiques qui inciteront les gens à diminuer leur consommation de viande, puisque 14,5% des gaz à effet de serre émis sur la planète sont directement liés à l’élevage.
Autant je suis optimiste quant à la progression du végétalisme, parce que les arguments sont forts, autant je suis pessimiste quant au réchauffement climatique, qui affecte déjà notre vie et qui va continuer à le faire.
Vous, les végétaliens, êtes perçus comme des personnes extrémistes. L’êtes-vous dans les faits?
D’un point de vue idéologique, le véganisme est tout sauf extrémiste. Il représente au contraire l’extrémisme du bien. J’ai évidemment conscience que ce que je dis peut paraître choquant, parce qu’on est dans une société fondamentalement carniste, et mon discours remet en question les normes sociales.
«Montréal, dans la francophonie, est la ville la plus à la pointe sur la réflexion sur le véganisme.» –Martin Gibert
Vous dites «société carniste»… Qu’est-ce que le carnisme?
Le carnisme, concept élaboré par Melanie Joy, est une idéologie invisible dans laquelle on grandit et qui nous conditionne à consommer des produits animaux et à voir le fait de manger de la viande comme normal, naturel et nécessaire.
Notre mode de consommation génère une quantité de souffrance inimaginable. Pas moins de 65 milliards d’animaux terrestres sont tués chaque année. Ce n’est pas une souffrance nécessaire. On peut avoir une vie gustative épanouie sans infliger cette souffrance monstrueuse. Mais c’est une souffrance qu’on ne voit pas, à cause des habitudes, du carnisme. Un peu comme, pendant des centaines d’années, les hommes dominaient les femmes, ou les Blancs dominaient les non-Blancs. À cet égard, le véganisme s’insère parfaitement dans les mouvements de justice sociale.
Lux Éditeur