Société

Liberté académique: les émotions désagréables ne doivent pas être évitées

Catherine Cimon-Paquet, Université du Québec à Montréal (UQAM); Éliane Dussault, Université du Québec à Montréal (UQAM - La Conversation

Alors que le Québec a été secoué à maintes reprises par des débats concernant l’utilisation du mot en n dans certains cours, notamment à l’Université d’Ottawa, ce qui a entraîné la suspension d’une professeure, une commission recommande l’instauration d’une loi sur la liberté universitaire. La liberté académique peut-elle coexister en harmonie avec les émotions désagréables ressenties par certains membres de la communauté universitaire?


ANALYSE – Nous assistons actuellement à une discussion sur la liberté académique, soit le droit d’enseigner, d’apprendre, d’étudier et de publier sans subir de pression économique ou politique.

Une commission indépendante sur la liberté académique a d’ailleurs récemment été mise sur pied au Québec. De son côté, à la suite de plusieurs polémiques, l’Université d’Ottawa a commandé un rapport sur la liberté académique à un comité présidé par l’ex-Juge de Cour Suprême du Canada, Michel Bastarache. Il a été livré au début du mois de novembre.

Dans tout ce débat, la liberté académique peut sembler en confrontation avec la reconnaissance et l’acceptation des émotions désagréables ressenties par certains membres de la communauté universitaire.

Or, la liberté académique comprend également une certaine responsabilité sociale. Les professeurs et les chercheurs devraient pouvoir exercer leurs activités de recherche et d’enseignement dans la liberté de leurs idées, pourvu que ces dernières ne nuisent pas à la santé mentale des autres membres de la communauté universitaire. Par ailleurs, ces idées ne doivent pas contribuer à la reproduction des rapports d’oppression.

En tant que candidates au doctorat et enseignantes dans les domaines de la psychologie et de la sexologie, sensibles au trauma, nous proposons d’approfondir la réflexion collective en abordant l’importance d’identifier et d’accepter l’existence des émotions désagréables lors d’incidents en contexte d’apprentissage.

Pourquoi les émotions désagréables sont-elles importantes ?

L’acceptation et l’expérience des émotions désagréables sont importantes, à la fois pour la santé mentale individuelle, mais aussi pour bien vivre en société. Chaque émotion a une fonction qui permet aux êtres humains de s’adapter à leur environnement.

La colère permet d’établir des limites et de les faire respecter. Dans certains contextes, comme une situation de confrontation, la colère est souhaitable, car elle permet de défendre des intérêts personnels et de progresser vers un but. La colère permet de s’activer et de mobiliser de l’énergie vers l’atteinte d’un objectif.

La culpabilité nous invite à modifier nos comportements pour mieux faire dans l’avenir. Par exemple, elle permet de reconnaître un comportement inapproprié socialement comme voler, mentir, ou frauder. Les personnes qui ressentent moins de culpabilité et de honte sont plus propices à adopter de tels comportements, considérés comme immoraux.

La place des émotions dans les milieux d’apprentissage

Les milieux d’apprentissage, particulièrement au niveau postsecondaire, sont souvent présentés en Occident comme des lieux par excellence où s’exercent l’intellectualisme et la rationalité sans égard pour l’aspect émotionnel de l’expérience d’apprentissage.

Selon cette perspective, tout argument peut être débattu, tant qu’il reste détaché des émotions. Le rationnel devient dès lors la porte de sortie privilégiée pour refuser de discuter d’une expérience vécue, lorsqu’elle se manifeste avec émotion.

Dans un contexte où des émotions désagréables comme la colère sont difficilement acceptées, les individus développent des façons de les ignorer, ou tentent activement de les changer afin de s’adapter aux normes sociales. Les stratégies de ce type ont des impacts bien documentés sur la santé mentale.

L’une de ces stratégies, la réévaluation cognitive, vise à changer nos pensées par rapport à une situation émotionnelle en minimisant ses impacts ou encore, en essayant d’y trouver des aspects positifs. Cette stratégie est généralement considérée comme étant bénéfique pour la santé mentale, puisqu’elle permet de considérer une différente perspective et de diminuer l’intensité des émotions.

Or, cette stratégie n’est pas appropriée dans tous les contextes. Par exemple, des chercheuses ont souligné que la réévaluation cognitive pourrait être particulièrement néfaste pour des personnes qui subissent des agressions portant atteinte à leur identité.

Une étude suggère que chez les personnes vivant de l’oppression, tenter activement de réprimer ses émotions désagréables serait relié à une détérioration de la santé mentale.

D’autres études révèlent que les personnes victimes de discrimination raciale en milieu scolaire vivent davantage de détresse psychologique, ce qui nuit à leur réussite éducative.

Les étudiants qui font partie de la communauté 2SLGBTQIA+ seraient également à risque de vivre des discriminations, ainsi que les conséquences qui en découlent.

Les émotions désagréables, la santé mentale et les rapports d’oppression

Dans des contextes d’apprentissage où l’enseignant est en situation de pouvoir sur l’étudiant, des rapports d’oppression sont à risque de se produire. L’enseignant, dans un contexte de transmission de contenu émotionnellement chargé, voire non inclusif, peut tenter de minimiser ou dénoncer les émotions désagréables exprimées par des étudiants et des étudiantes socialement opprimés.

De tels comportements peuvent mener à une escalade des échanges, ainsi qu’à des agressions et de la retraumatisation de certains. Notons que les enseignants peuvent également ressentir de la détresse psychologique, par exemple si les émotions désagréables vécues par les autres sont manifestées de façon agressive ou violente.

De plus, les conflits étudiant-enseignant nuisent au climat scolaire, qui est pourtant un élément essentiel pour l’apprentissage et la réussite scolaire. Ainsi, il est essentiel de trouver des solutions visant à prévenir la détérioration des relations étudiant-enseignant et nous croyons que de mieux accueillir les émotions désagréables pourrait être une piste d’action intéressante.

Pistes d’action

En milieu scolaire, il est essentiel que les étudiants et les enseignants puissent apprendre à développer leurs compétences émotionnelles. En outre, ils devraient être en mesure d’identifier, comprendre et utiliser leurs propres émotions désagréables ainsi que celles des autres afin de pouvoir discuter et développer un climat scolaire non oppressant.

Un changement institutionnel est également nécessaire puisque l’acceptation des émotions désagréables est cruciale pour la santé mentale. Cette reconnaissance de la perspective de l’autre et l’adoption d’une posture d’ouverture contribuent à la création d’un climat scolaire positif. Un tel climat est nécessaire pour que les étudiants sentent qu’ils peuvent exprimer la présence d’émotions désagréables et qu’elles ne seront pas invalidées. Ainsi, ce climat permet des relations élèves-enseignants plus favorables au dialogue et au respect de chacun. Le climat scolaire a des impacts positifs non seulement sur les étudiants, mais également sur les personnes enseignantes.

Afin d’éviter des situations propices à des conflits et de favoriser un respect des personnes sous-représentées aux études postsecondaires, il est primordial que toute la communauté universitaire bénéficie de formations rigoureuses et régulières sur l’équité, la diversité et l’inclusion, qui sont basées sur les dernières études scientifiques.

En somme, face à ces multiples débats quant à la liberté académique au sein des espaces d’apprentissage, nous souhaitons que les enseignants et les institutions d’enseignement réalisent que la liberté vient également avec une responsabilité morale envers la communauté universitaire.

Omettre l’existence d’émotions désagréables peut avoir des répercussions importantes non seulement dans les apprentissages, mais également sur la santé mentale et la reproduction des rapports d’oppression.

Catherine Cimon-Paquet, Candidate au doctorat en psychologie (PhD), Université du Québec à Montréal (UQAM) and Éliane Dussault, Ph.D. candidate in sexology, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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