«Être vigilant, c’est payant!» C’est le traditionnel rappel réalisé en mars à l’occasion du Mois de la prévention de la fraude. Toujours trop de victimes québécoises accusent des pertes chaque année, estimées rien que pour l’Autorité des marchés financiers (AMF) en 2018 à près de 3M$. Une grande partie de ce montant est attribuable à l’entreprise illicite FSM Smart (1,2M$ dérobés), qui s’affichait comme une plateforme de négociation de cryptomonnaies notamment. Le bitcoin et ses consoeurs rendent-ils la vie plus dure aux gendarmes financiers? Métro a posé la question à l’avocate spécialisée en valeurs mobilières, produits et services financiers et enquêteuse de l’AMF depuis 14 ans, Annie Leblanc.
Constatez-vous une véritable recrudescence des pratiques frauduleuses et tentatives d’escroquerie depuis l’apparition des cryptomonnaies et de la chaîne de blocs?
Définitivement. Au départ, on voyait principalement des ICO frauduleuses [initial coin offerings], des émissions de jetons numériques sans véritable projet derrière. Ça coïncidait avec la forte progression du prix du bitcoin. Ces derniers mois, on en constate moins.
Mais ici au Québec, nous avons une situation particulière. Il y a beaucoup d’entreprises de minage de cryptomonnaies. Ce n’est pas une activité problématique en tant que telle, mais cela occasionne du pooling d’investisseurs. Ça, ça tombe sous la définition d’un contrat d’investissement selon la Loi sur les valeurs mobilières. C’est aller chercher l’argent de tiers pour financer un projet pour lequel les investisseurs n’ont aucun pouvoir décisionnel et seulement l’espoir d’obtenir un bénéfice.
Et nous observons aussi des manipulations de marchés.
Des techniques somme toute classiques, mais adaptées au phénomène de la crypto en fait?
Oui. Dans le cas des manipulations, c’est la même chose que ce qu’on retrouve sur les Bourses OTC (Over The Counter) ou de gré à gré, mais elles profitent du battage médiatique autour de la crypto. Il y a soit des manipulations directement de jetons, soit des sociétés cotées avec des projets reliés à la crypto.
Au départ, d’ailleurs, nous avions certaines fraudes de type Ponzi ou MLM (multi level marketing). Je me souviens d’une affaire en particulier, celle d’Usi-Tech, où c’était vraiment un cas d’école de vente pyramidale, comme on en voyait depuis des années, mais toujours avec une petite variante crypto.
Cela dit, dans les dossiers actifs au sein de l’AMF, c’est principalement la récolte de fonds auprès d’investisseurs pour financer les opérations de mining qui nous occupe beaucoup en ce moment.
Tout ceci sans compter les enjeux de sécurité sur les plateformes d’échanges de cryptos.
Oui, car il faut aussi ajouter les problématiques de piratage des plateformes ou d’exit scams, une escroquerie dans laquelle une entreprise bien établie cesse de fournir des biens ou services, comme on peut en douter dans l’affaire Quadriga en cours présentement.
Tout ce qui concerne ces fausses bourses, on s’attend à ce que ça devienne une problématique grandissante au fil des prochains mois.
Est-ce que l’arsenal légal est suffisant pour contrôler ces évolutions?
Non. En fait, il y a vraiment un flou juridique. Il y a certaines juridictions qui commencent à se positionner un peu plus clairement par rapport à tous ces produits-là et leurs différents intermédiaires, mais c’est encore très précoce. Il n’y a pas beaucoup de poursuites ou d’interventions des forces de l’ordre parce que le cadre n’est pas encore tout à fait précis.
Certaines personnes mal intentionnées exploitent cet environnement-là au maximum, surtout que c’est un domaine qui reste globalement peu connu. Par rapport à ce qu’on voyait dans nos dossiers traditionnels de suivi de l’argent, il y a toute une nouvelle dynamique.
Tout ce flou juridique et ce manque de connaissances combinés à la curiosité du public et les nouveaux moyens technologiques qui s’offrent à eux, c’est comme un peu la tempête parfaite.
C’est assez facile pour les fraudeurs dans ce nouvel environnement de contrôler différentes composantes de la structure dont ils ont besoin.
Dans une fraude traditionnelle de manipulation, il faut avoir différents contacts avec des courtiers. Avec les cryptos ou les prétendues cryptos, c’est plus simple de mettre en place tous les éléments nécessaires et de contrôler toute la «chaîne alimentaire».
Quelles seraient alors les bonnes pratiques à adopter pour les particuliers qui veulent s’aventurer dans cet environnement?
Ce sont toujours les mêmes réflexes à appliquer, ce qu’on a toujours vanté comme bonne conduite. Spécifiquement, pour les investisseurs, je trouve que c’est intéressant et surtout payant de réaliser des vérifications. Si on veut participer à une ICO ou utiliser une plateforme, il faut vraiment fouiller sur internet pour voir qui sont les individus qui sont derrière, les équipes de gestion, et où ils sont basés.
Une recherche très simple consiste à vérifier l’adresse de la société sur Google Maps pour voir physiquement à quoi ça peut ressembler.
Souvent, on se rend compte que c’est un terrain complètement vide ou dans un état lamentable qui n’est pas digne d’un siège social d’une entreprise qui se présente comme chef de file.
Si on ne trouve rien et qu’il n’y a aucune documentation, c’est vraiment un drapeau rouge. À l’inverse, s’il y a des informations récoltées, il est bon de les vérifier, car parfois, on peut trouver une mise en garde d’un régulateur, peut-être même d’un autre pays, à propos de la société ou de ses responsables.
Vous conseillez à chacun de mener sa propre petite enquête afin de trouver des indices frauduleux. Mais l’écosystème des blockchains et des cryptos est réputé pour sa complexité.
Il faut vraiment faire des vérifications de base. Mais on répète souvent que quand les projets semblent vraiment trop compliqués, qu’on n’est pas en mesure de comprendre et que le projet ne semble pas faire de sens, c’est parce qu’en général, il ne fait pas de sens. Il faut aussi se fier à son instinct et ne pas se penser incompétent.
C’est plus technique, mais il y a moyen de vérifier le contenu des white paper ou des sites web qui affichent souvent des informations copiées-collées provenant d’autres sites ou documents.
Sinon, il convient de repérer les signaux alarmants : si on vous met la pression pour investir rapidement, s’il y a des promesses de rendement élevé garanti, ….
On remarque que certains acteurs se disent inscrits dans une juridiction sans préciser leur activité. Ils sont inscrits comme agents de transfert de fonds, mais pas comme Bourse. Il y a toute une distinction à valider avec le régulateur et la plupart du temps, ils n’ont aucune inscription. N’importe quelle entreprise qui demande d’envoyer des documents de nature personnelle, comme des factures d’électricité et des passeports, il faut s’en méfier, car les vols d’identité sont très fréquents.
Votre façon de travailler, de mener vos enquêtes, vos processus administratifs ont-ils fortement changé avec la crypto?
Même si le produit ou le projet se montre différent, ça reste pour nous le même type d’infraction. On les traite donc de la même façon. Nous devons juste nous habituer au nouveau jargon. On est en mode d’apprentissage accéléré. On a quand même des équipes dédiées avec des experts en cybersurveillance.
Depuis ces deux dernières années, nous avons des profils qui se sont vraiment spécialisés. Le volet de l’enquête et la manière de monter nos dossiers pour aller chercher des mesures de blocage ou d’interdiction sont fondamentalement les mêmes. C’est plutôt pour ce qui est du suivi de l’argent que nous développons des outils pour nous aider, car c’est vraiment un défi.
Nous regardons la crypto au travers du prisme de la Loi sur les valeurs mobilières ou, dans certains cas, sur les produits dérivés. Il y a d’autres infractions de nature criminelle. C’est du ressort des corps de police qui ont leurs propres techniques d’enquête.
Pour les autorités, est-ce qu’un a priori négatif persiste à l’égard du bitcoin ou des altcoins? Un projet crypto est-il présumé frauduleux?
Il y a vraiment deux courants de pensée. Les personnes évoluant dans les milieux d’enquête comme moi auront une vision plus critique à force de voir des problèmes, par déformation professionnelle. Par contre, les personnes encadrant le financement des sociétés voient beaucoup plus l’opportunité de ces nouvelles technologies.
En termes d’organisation, je trouve qu’il y a une ouverture d’esprit au sein de l’Autorité des marchés, qui a mis en place le bac à sable réglementaire (un environnement d’essai pour valider les nouveaux modèles d’affaires) pour les entreprises exploitant la technologie des registres distribués. Mais chaque institution est encore en train d’étudier quel positionnement adopter.