Il s’est écoulé 30 ans depuis le 6 décembre 1989. Aujourd’hui, on reconnaît finalement que la tuerie de Polytechnique était un féminicide et un attentat terroriste alimenté par l’antiféminisme.
Il y a 30 ans, Marc Lépine est entré dans les salles C-230.4 et B-311 ainsi que dans la cafétéria de l’École polytechnique, aujourd’hui Polytechnique Montréal, pour tuer des femmes. Il était en colère contre les féministes qui cherchaient à «conserver les avantages des femmes […] tout en s’accaparant des avantages des hommes». En 20 minutes, l’homme de 25 ans a tué 14 femmes, en a blessé 10 et a bouleversé toute une génération.
Ce que ça signifie aujourd’hui?
«C’est une manière de boucler la boucle», confie Catherine Bergeron. Sa soeur Geneviève a été assassinée pendant l’attentat.
À l’époque, l’opinion publique n’était pas prête à comprendre l’ampleur de l’événement comme un acte d’antiféminisme, confie-t-elle, rencontrée à la bibliothèque de Polytechnique.
«C’était trop douloureux à ce moment-là. C’était plus facile de dire que c’est un tireur fou, que c’est parce que c’est un malade mental, plutôt que de dire qu’il y a encore cette perception que les femmes prennent la place des hommes qui se sentent écartés.» – Catherine Bergeron
Aujourd’hui, la qualification de féminicide apporte un apaisement à l’endeuillée. Elle estime que cette reconnaissance est une manière pour la société de rester vigilante face à la haine contre les femmes aujourd’hui. «La mémoire de ces filles-là peut nous aider, parce qu’il y a encore à faire», dit-elle.
Les termes «féminicide» et «antiféminisme» étaient d’ailleurs au coeur de deux cérémonies jeudi. La première pour remettre l’Ordre de la rose blanche à Édith Ducharme. L’autre, pour remettre la Médaille de l’Assemblée nationale aux familles des femmes assassinées.
Questionnée face à la haine des femmes aujourd’hui, Madame Bergeron estime que ce qui a motivé l’acte de Marc Lépine est encore présent dans la société.
L’antiféminisme après Polytechnique
«Ce qui a permis à Marc Lépine de commettre l’irréparable, c’est le fait qu’il baignait dans une société sexiste», explique la spécialiste du féminisme et des mouvements antiféministes, Mélissa Blais.
Elle se rappelle qu’au fil des ans, les commémorations du 6 décembre parlaient de misogynie comme si Marc Lépine était le dernier des dinosaures. Selon la professeure de l’UQAM, il y a encore une misogynie et une inégalité persistante dans la société. D’après elle, cet événement de commémoration force la société québécoise à regarder les hiérarchies sociales et les groupes marginalisés qui sont souvent ciblés par de tels attentats.
Aujourd’hui, la professeure Blais aimerait qu’on écoute les femmes qui prennent la parole. Elle estime qu’il y a négligence de la souffrance qu’elles vivent.
«Les féministes que j’ai interrogées dans mes enquêtes reçoivent des menaces lors de leurs prises de parole en public. […] À chaque fois qu’on rappelle la pertinence du féminisme, il y a des forces antiféministes qui attaquent, qui insultent.» – Mélissa Blais
La semaine dernière, des députées de l’Assemblée nationale dénonçaient un flot de messages électroniques misogynes et violents qui les visaient. Elles ont déposé une motion contre le cyberharcèlement visant les femmes.
Climat de peur
Selon Mme Blais, plusieurs femmes prennent la parole dans un climat de peur. C’est ce dont témoignaient plusieurs femmes lors d’un panel portant sur l’antiféminisme depuis l’attentat de Polytechnique, à l’Université de Montréal, vendredi dernier. Certaines femmes racisées et transgenres disaient recevoir des menaces de mort sur les médias sociaux lors de leurs prises de parole en public.
«Si nous avons réussi à ce que la société comprenne que les violences basées sur le genre contre des femmes blanches de classe moyenne soient considérées comme de la violence à caractère systémique et structurel, ce n’est pas toujours le cas quand ce type des violence est commis contre des femmes racisées», confie à Métro la professeure de l’Université de Montréal spécialisée en genre et en politique, Maria Martin de Almagro.
D’ailleurs, trois femmes musulmanes se sont récemment confiées à Métro pour parler de la violence qu’elles subissent quand elles prennent la parole en public.
Dans le climat actuel, la professeure Blais estime qu’il y a un parallèle entre la haine envers les féministes blanches de 1989 et la haine des féministes issues de la diversité aujourd’hui. «Les féministes musulmanes doivent être entendues, et minimiser les violences qu’elles subissent, pour moi, c’est une négligence», lance-t-elle.
Mme Blais souligne le manque d’attention porté au féminicide envers les femmes autochtones. «Autant polytechnique est un féminicide, autant ce n’est pas un féminicide comme les autres. La plupart des féminicides touchent les femmes les plus marginalisées de notre société: les femmes non blanches et les femmes pauvres», fait-elle valoir.
Au-delà de la reconnaissance, Melissa Blais espère voir plus d’écoute envers les attaques que subissent les féministes aujourd’hui. «Est-ce qu’on osera s’inquiéter des menaces qu’elles reçoivent?», demande-t-elle.
Trente après la mort de sa soeur assassinée à 23 ans, Catherine Bergeron aimerait que la mémoire de la Polytechnique serve de moteur de résilience pour les femmes. Sa fille vient d’avoir 18 ans, nous dit-elle. «J’ai envie de lui dire que malgré tout ce qu’elle pourra entendre, de rester confiante en ses moyens. C’est extrêmement personnel, mais j’ai envie que les femmes n’aient pas de doutes sur leurs capacités, pas de doutes sur leurs places dans cette société-là. C’est ça que j’ai envie qu’on garde en tête au-delà de toutes les actions politiques possibles».