Contrairement à d’autres gouvernements, Québec n’a pas annoncé d’intention, pour l’instant, d’implanter un passeport vaccinal dans la province. Mais selon un récent sondage Léger, 69% des Québécois approuveraient sa mise en place. C’est le plus haut taux d’approbation au Canada. Et selon l’éthicien Jocelyn Maclure, de l’Université Laval, la mesure est défendable…
Par Jocelyn Maclure
L’idée d’instaurer un passeport vaccinal suscite les passions. Cela est compréhensible. Cette mesure (vraisemblablement sous forme de code QR au Québec), instaurerait un régime de droits différents pour les citoyens sur la base de leur statut vaccinal.
Ainsi, les personnes ayant reçu la deuxième dose d’un vaccin pourraient, par exemple, aller voir des spectacles, retourner au restaurant ou encore voyager dans d’autres régions de leur province ou de leur pays, alors que les autres ne pourraient profiter de ces possibilités.
La proposition d’un passeport vaccinal semble à sa face même choquante puisque ceux qui souhaitent être vaccinés n’ont pas le contrôle sur le moment où ils le seront. Au Canada, chaque province a établi un ordre de priorité, en fonction de différents critères, dont la vulnérabilité de certains groupes face au SARS-CoV-2 (les personnes âgées notamment) ou leur exposition soutenue, comme les travailleurs de la santé.
Comment pourrait-il être juste d’accorder des droits à ceux qui ont eu la chance d’avoir reçu leurs deux doses de vaccin, et de les nier aux autres ?
L’ère de la modernité démocratique a été rendue possible, selon Tocqueville, par une « passion pour l’égalité ». Si l’individu démocratique tolère généralement les disparités sur le plan de la richesse, il a en aversion ce qui lui apparaît comme des privilèges réservés aux membres de certaines catégories de citoyens. L’égalité des droits est vue comme sacrosainte.
Professeur de philosophie et président de la Commission d’éthique en science et en technologie du Québec, je suis spécialiste d’éthique et de philosophie politique, et auteur d’un ouvrage, « Retrouver la raison », publié en 2016.
L’équité exige-t-elle un traitement identique ?
Les critiques du passeport vaccinal considèrent le plus souvent que son instauration serait inéquitable. Cet argument implique que l’équité requiert que tous les citoyens soient traités de façon identique. Si l’épidémiologie d’une région appelle des mesures de santé publique restrictives, ces dernières doivent s’appliquer à tous de la même façon.
Le talon d’Achille de cette position est qu’elle requiert le nivellement par le bas des libertés des citoyens et des possibilités qui leur sont offertes. La justice sociale est ici comprise comme exigeant que la situation de tous soit également mauvaise. Le refus du passeport vaccinal n’est donc clairement pas « Pareto optimal ». Ce concept nous invite, bien naturellement, à choisir les schèmes d’allocation des ressources qui améliorent les conditions de vie de certains individus sans que d’autres voient par le fait même leurs propres conditions se dégrader.
L’utilisation d’une preuve d’immunisation pourrait permettre à certaines personnes lourdement affectées par la pandémie de relancer leur projet professionnel, qu’il s’agisse de la réouverture d’un restaurant ou de la possibilité de remonter sur scène pour un comédien ou un musicien. Les citoyens pleinement vaccinés qui pourraient fréquenter les restaurants et les salles de spectacle retrouveraient par la même occasion une vie sociale plus riche. Les personnes n’ayant pas encore été complètement vaccinées devraient patienter. Notons que ces dernières ne perdraient pas des droits qu’elles ont actuellement. Elles recouvreraient ces droits plus tard que les personnes complètement vaccinées.
Le sentiment d’injustice serait grand chez plusieurs. Ils pourraient toutefois faire le constat qu’ils contribuent, en acceptant ce traitement inégal temporaire, au bien-être de certains de leur concitoyens et à l’intérêt collectif.
Justice distributive et relance économique
Il ne faut pas faire l’erreur de penser qu’il y a, d’un côté, des considérations éthiques comme celles relatives à l’équité et, de l’autre, des considérations de nature économique. Les enjeux économiques ont toujours une dimension éthique. Une éthique de la solidarité exige présentement que les États soutiennent et compensent les citoyens qui sont les plus négativement affectés par la pandémie. Les États acceptent également de faire des déficits importants afin de stimuler la relance économique.
L’instauration d’un passeport vaccinal ou d’une autre preuve d’immunisation pourrait contribuer de façon significative à la relance des secteurs négativement affectés par la pandémie. Une relance économique rapide (et verte) est dans l’intérêt de tous les citoyens, y compris les plus défavorisés.
Si les gouvernements ont heureusement accepté de faire des déficits importants afin de soutenir les citoyens et les entreprises durement touchés par les mesures de confinement et de distanciation physique, ils devront également, lorsque le contexte le permettra, mettre en œuvre un plan d’élimination graduelle des déficits, ce qui pourrait inciter des décideurs à réduire ou à geler le financement de certains services publics universels ou de politiques de redistribution de la richesse.
À l’instar du Comité d’éthique de santé publique de l’INSPQ, je considère que l’utilisation d’un passeport vaccinal pourrait être souhaitable en tant que mesure temporaire visant l’atténuation des effets négatifs causés par la pandémie et les règles sanitaires. L’accès aux activités ciblées ne devrait plus être conditionnel à la possession d’un passeport vaccinal dès lors que le seuil de vaccination nécessaire à l’immunité collective sera atteint. Une fois ce seuil atteint, le virus n’arrivera plus à trouver suffisamment de courroies de transmission au sein de la population pour se reproduire massivement.
D’ici là, la possibilité de se réunir et se divertir grâce au passeport vaccinal pourrait agir comme une puissante source de motivation à se faire vacciner. Il va sans dire que les modalités de mise en œuvre d’un certificat d’immunisation devraient être au diapason de l’évolution des connaissances scientifiques sur l’efficacité des vaccins et sur le risque que des personnes vaccinées transmettent le virus.
Une éthique de la solidarité
L’argument central en faveur de l’utilisation temporaire d’un passeport vaccinal est que les bénéfices éthiques dépassent les inconvénients. Cela étant dit, toute réflexion éthique mature et honnête doit reconnaître les coûts inhérents aux options qui s’offrent aux décideurs. Le fait que les personnes non vaccinées ne pourraient jouir des mêmes droits et possibilités pendant une période donnée est malheureux.
Précisons toutefois que les activités sociales pouvant être relancées plus rapidement grâce au passeport vaccinal ne devraient pas mettre en jeu des droits fondamentaux comme la possibilité de recevoir une éducation ou des soins de santé, ou encore l’égalité des chances dans l’accès à l’emploi. Un passeport vaccinal ne devrait pas être utilisé pour déterminer quels étudiants pourront avoir accès à un enseignement en classe à l’université à l’automne 2021, ou encore quels candidats sont convoqués à une entrevue d’embauche pour un emploi donné.
Je fais partie de ceux qui soutiennent, depuis le début de la pandémie de Covid-19, qu’une éthique de la solidarité doit se trouver au fondement de nos décisions collectives et individuelles. Le principe de solidarité implique la reconnaissance que notre destin individuel est inextricablement lié à celui des autres membres de notre communauté, et que l’on agisse dans l’intérêt des plus vulnérables au sein de cette communauté.
En pratique, cela justifiait dans les phases pré-vaccination les sacrifices importants des personnes moins à risque de complications suite à une infection afin de protéger les personnes âgées et celles vivant avec des facteurs de risque importants.
Il est par ailleurs important de souligner que le passeport vaccinal, pour être acceptable d’un point de vue éthique, ne doit pas être envisagé, du moins à ce stade, comme une mesure indirectement punitive pour ceux qui refusent de se faire vacciner, comme le soutiennent certains chroniqueurs.
Une preuve d’immunisation ne sera plus nécessaire si l’immunité collective est atteinte. S’il s’avère que cette immunité n’est pas atteinte en raison des décisions de ceux qui hésitent ou qui s’opposent aux vaccins, une délibération éthique et démocratique devra être menée sur l’utilisation possiblement à plus long terme d’une preuve d’immunisation.
L’instauration pour une période indéfinie d’un régime de droits différenciés sur la base fragile du principe de responsabilité individuelle exigerait des justifications éthiques exceptionnellement fortes.
Jocelyn Maclure, Full Professor of Philosophy, Université Laval
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.