Il faut lire Serge Bouchard avec un surligneur entre les doigts tant ses récits débordent de phrases poétiques et contemplatives. C’est le cas de son nouveau livre, L’Allume-cigarette de la Chrysler noire.
Dans ce recueil de chroniques d’abord lues à C’est fou, émission de radio qu’il co-anime depuis 2014 avec Jean-Philippe Pleau (aussi chroniqueur à Métro), le célèbre anthropologue médite sur la mémoire, l’héritage de nos familles et des Premiers peuples, la nature, le temps, et plus largement, l’humanité.
Dans la continuité de ses essais C’était au temps des mammouths laineux (2012) et Les yeux tristes de mon camion (2016), L’Allume-cigarette de la Chrysler noire regorge de souvenirs et d’anecdotes personnelles à portée universelle, qui en disent long sur notre monde.
Entrevue à partir de citations tirées de son ouvrage.
«[J]écris à tous les jours depuis plus de trente ans.» En quoi est-ce essentiel pour vous?
C’est devenu un mode de vie. À l’origine, il y a la pulsion d’écrire. C’est bon pour ma santé mentale. Si je suis tendu, si je suis contrarié, écrire est mon médicament. Puis, ça devient une discipline, comme le pianiste qui fait ses gammes. Tout le monde qui écrit le sait: c’est une torture. La langue est difficile, tu t’enrages avec les mots. Mais à force d’écrire, on finit par sortir un paragraphe qui a de l’allure! (Rires)
Sur une photo de vous bébé, votre mère avait noté: «Serge, un an et demi, il aime le monde, il aime la vie, ça lui sort de partout… il parle sans arrêt, il parle tout le temps.» Ça vous décrit encore bien?
Oui! Elle était visionnaire. C’est ce que j’ai fait de ma vie: parler, raconter, écrire. Mes rêves d’enfant tournent autour de l’écriture. Adolescent, je faisais de fausses émissions de radio. J’ai cette chance d’être devenu ce que ma mère avait perçu.
«Nous avons développé le malheureux penchant de gaspiller nos voix, criards que nous sommes, papoteurs, singes hurleurs, versés dans l’art d’interrompre, champions de la non-écoute; le monde est devenu cacophonique.» Comme Bernard Émond qui a écrit Il y a trop d’images, croyez-vous qu’il y a trop de paroles?
Tout à fait! (Rires) Il y a aussi une vocifération des certitudes. Avec C’est fou, je me suis installé dans la réflexion, donc dans le doute. Mais malheureusement, notre époque est aux idéologues qui ont trouvé des solutions, qui les répètent sur tous les toits. Toute ma vie, j’ai été contre la pensée dogmatique. Je suis un libre penseur.
«Ce qui m’a sauvé du dogme est mon esprit poétique. J’ai une vision poétique, et non scientifique, du monde.» Serge Bouchard
«La peur de l’autre est une grande architecte […]. Associée à l’ignorance, à l’envie, à la mauvaise foi, elle peut mener loin.» Elle est pourtant souvent récupérée par des politiciens. Ça vous inquiète?
Oui, parce que pour faire de bonnes sociétés, il faut avoir de bons humains. De bons humains, dans l’utopie, sont des humains éduqués, qui connaissent l’empathie et la sympathie… Malheureusement, la quantité de mauvais humains est tellement forte que le potentiel d’explosion sociale est énorme. Ça m’inquiète.
«Méfions-nous des histoires de grandeur qui sont des publi-reportages, critiquons le message simpliste des adorateurs du pouvoir.» Devrait-on être plus rebelle, selon vous?
Je me reconnais dans la définition de l’anarchisme de Normand Baillargeon, qui est le refus d’obéir à l’ordre. J’ai toujours été un peu comme ça. Je questionne constamment l’ordre des choses. J’ai toujours fait à ma tête, et c’est comme ça encore aujourd’hui. J’ai joué ma carte gagnante finalement, mais en étant délinquant. Je recommande d’ailleurs la délinquance à tout le monde. C’est ce que dit ce passage du livre. Nous sommes une société prise en otage par les publicitaires, tout est pensé en termes de marketing, même la politique. Il faut toujours mettre en doute ce qu’on entend.
«Les autobiographies sont les plus grandes œuvres de fiction qui soient.» Devrait-on lire votre livre comme de la fiction?
C’est ce que je pense, parce que moi, je raconte des histoires. Ce faisant, toute parole est mensongère, car la mémoire humaine retient ce qu’elle veut retenir. Je ne réclamerai pas l’objectivité. Ce n’est pas un rapport d’enquête, c’est de
la littérature, et ça m’arrange que ce soit comme ça.
«On est toujours l’extra-terrestre de quelqu’un», dites-vous, en plus de faire un parallèle comique entre la légende de Roswell et votre naissance, toutes deux survenues en juillet 1947. Vous percevez-vous comme un extra-terrestre?
Je dirais que oui. Je peux m’asseoir sur un banc et regarder le monde pendant deux heures avec passion! J’ai le regard de quelqu’un qui débarque d’un vaisseau spatial parce que je ne suis pas de mon époque. Très jeune, je m’en suis aperçu. J’aurais dû vivre il y a 1 000 ans. C’est d’ailleurs pour ça, le petit chapitre amusant.
«Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je détesterais que l’on cherche à m’appeler “millénial”.» Quel regard portez-vous sur cette génération?
Je n’aime pas les étiquettes, comme je n’ai jamais accepté de me faire appeler baby-boomer. Il faut venir au monde un jour. À C’est fou, on reçoit des invités incroyables. Cette jeunesse est bouleversante, puissante sur le plan intellectuel et créatif. C’est explosif! Je suis très optimiste là-dessus.
L’Allume-cigarette de la Chrysler noire, publié chez Boréal, est maintenant en vente.