Culture

Miroir, miroir, dis-moi, sommes-nous vraiment narcissiques?

L'auteur Stéphane Girard

En plus d’être riches et célèbres, les Taylor Swift, Lena Dunham, Kanye West et Kim Kardashian de ce monde auraient un autre grand point en commun : leur ego démesuré.

Leur narcissisme apparent serait-il le miroir de notre société de plus en plus axée sur le moi-moi-moi? Dans son essai Moi et ma fascination de moi – Figures du narcissisme dans la culture pop, l’auteur Stéphane Girard déconstruit nos idées préconçues.

On assisterait présentement à l’âge d’or du narcissisme, selon plusieurs chercheurs cités dans ce fascinant essai. La prolifération des égoportraits sur les réseaux sociaux, la popularité grandissante des télé-réalités et le nombre croissant de chansons chantées au «je» en seraient quelques démonstrations.

Stéphane Girard s’est d’abord intéressé à la question après avoir constaté que les gens autour de lui semblaient de moins en moins intéressés aux autres. «Est-ce parce qu’on est plus narcissiques?» s’est-il demandé.

Celui qui enseigne à l’Université Hearst en Ontario la littérature et la sémiologie  – «je m’intéresse à la valeur et au sens qu’ont les œuvres», décrit-il – a scruté à la loupe des figures connues par une vaste majorité de la population : des vedettes.

Tout le monde a une opinion sur la fascination de soi de Kim Kardashian ou l’amour-propre de Kanye West, ex-couple fraîchement divorcé qui fait couler beaucoup d’encre, et rarement pour les bonnes raisons. Mais ces deux personnalités hyper médiatisées sont-elles vraiment narcissiques?

«L’idée est d’aller au-delà des apparences, surtout qu’il est question de stars au sujet desquelles tout le monde a une opinion, avance l’auteur. Ce n’est pas avec des “moi je pense que” qu’on réfléchit; il faut faire des analyses, aller au-delà de l’image et de sa propre subjectivité.»

Ainsi, en décortiquant la chanson I Love Kanye du célèbre rappeur, Stéphane Girard soulève que Kanye West y propose différents degrés d’interprétation de sa propre image médiatique. Et lorsque Kim K. publie Selfish, un recueil en deux volumes de ses meilleurs égoportraits, elle prend le contrôle de son image, un geste féministe.

En entrevue, l’auteur mentionne un paradoxe au sujet de l’étoile de Keeping Up With The Kardashians. «Les égoportaits qu’elle publie sont des photos de son enfant avec son plus récent dessin, une photo d’elle dans son nouveau bikini à la plage, une photo d’elle avec ses sœurs, une photo de son repas… Guess what? On fait tous ça! Elle le fait à une plus grande échelle, mais au final, ce n’est pas très différent de notre propre pratique du selfie

Complexité

Pour chaque cas de figure mis de l’avant dans son essai, Stéphane Girard déconstruit les généralisations et préjugés entretenus envers la culture populaire pour arriver à ce verdict : les choses sont bien plus complexes qu’elles en ont l’air.

Son analyse de décline en quatre grands domaines : la télévision, la chanson populaire, les égoportraits et les mèmes. Selon la psychologue Jean Twenge, référence en narcissisme aux États-Unis, ce sont les quatre grandes causes de «l’épidémie de narcissisme» chez les jeunes.

Les exemples de la culture populaire qu’il a choisis pour étayer son propos sont variés. En plus des stars susmentionnées, il cite notamment les instagrammeurs Marc Fitt et Mr Left Hand, les chansons de Father John Misty et le personnage de Valerie Cherish dans la série The Comeback, incarné par Lisa Kudrow.

Ces choix sont très subjectifs. «Ce n’est pas une approche scientifique», dit-il en riant. L’auteur s’est tout de même assuré qu’il y ait une parité dans le choix des personnalités qu’il a analysé. Ce qui n’est pas banal, puisque le narcissisme est souvent associé aux femmes, a-t-il constaté lors de ses recherches.

«Tous les livres en sociologie et en psychologie sur la question montrent des femmes en couverture. Tout le temps! Je me suis demandé pourquoi cette manière de représenter le narcissisme s’incarnait toujours par des jeunes filles qui prennent des selfies.»

Une des réponses à cette question se trouve dans une observation sans équivoque : les narcissiques, ce sont toujours les autres. «Personne ne reconnait qu’il est narcissique! Et qui a défini le narcissisme d’abord? Ce sont des hommes hétérosexuels. Donc à leurs yeux, les narcissiques étaient les femmes.»

Aujourd’hui, les jeunes générations, très présentes sur les réseaux sociaux, sont montrées du doigt par des chercheurs plus âgés, comme il le démontre dans son ouvrage.

Dans un chapitre de son essai, Stéphane Girard établit un parallèle fort intéressant entre narcissisme et néolibéralisme. Une forte contradiction en ressort : le néolibéralisme encourage les individus à se démarquer pour réussir, mais lorsqu’ils le font, on leur reproche d’être égocentriques. «C’est anxiogène», reconnait-il.

La culture pop, c’est du sérieux

La démarche de Stéphane Girard est très rigoureuse et hyper documentée. En font foi la quarantaine de pages de références bibliographiques à la fin de son ouvrage. Oui, la culture pop, c’est du sérieux. C’est pourquoi tout au long de son livre, il ne pose jamais de jugement sur les œuvres et le travail des personnalités sélectionnées ni ne tente de dicter aux lecteurs quoi penser.

«Avant de poser des jugements esthétiques du genre “Proust est de la grande littérature et Danielle Steel n’en est pas”, il y a un fait : dans les deux cas, ce sont des œuvres littéraires qui relèvent de la culture.»

«Il n’y a pas de plaisir coupable, il n’y a que du plaisir. Je n’ai pas à culpabiliser si une chanson de Taylor Swift me procure du plaisir. Cela ne m’empêche pas d’être capable d’apprécier du Beck, du Atari Teenage Riot et du PJ Harvey.» -Stéphane Girard

À la lumière de ses recherches, Stéphane Girard avait-il visé juste en ayant l’impression que les gens sont de plus en plus narcissiques? Encore une fois, les choses sont plus nuancées qu’il n’y parait.

«Le numérique est en train de changer notre façon d’être des individus, de communiquer et d’interagir. Ça change comment on rencontre des gens, comment on tombe en amour… On ne saisit pas encore tous les impacts que ça a sur notre façon de concevoir notre rapport à l’autre», dit-il.

Bref, le temps dira si ces outils font de nous des êtres plus narcissiques. Stéphane Girard se montre néanmoins rassurant. «Quand on prend un selfie, ce n’est pas pour le garder pour soi. C’est une façon de dire : “j’étais dans un endroit à un moment précis”.»

Ainsi, contrairement au Narcisse du mythe grec complètement absorbé par sa propre image, les pratiques culturelles taxées de narcissisme relèvent d’une interaction avec autrui. «Cette communication fait que ce n’est peut-être pas aussi catastrophique qu’on serait porté à le croire.»


Moi et ma fascination de moi
Figures du narcissisme dans la culture pop

Aux éditions de Ta mère

 

 

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