Trois ans après l’affaire Rozon, les dénonciations à l’endroit de certains humoristes – dont Julien Lacroix l’été dernier – ont démontré qu’il reste encore du chemin à faire pour que le milieu de l’humour soit plus sécuritaire et inclusif.
Alors qu’on célébrera lors du gala Les Olivier ce dimanche les artistes qui nous font rire, Métro s’est penché avec sérieux sur les solutions à mettre de l’avant pour prévenir les comportements abusifs.
«J’ai le cœur brisé de mon milieu.» L’humoriste et animateur Jay Du Temple a prononcé ces mots lors d’un récent épisode de son balado Jay Du Temple discute.
Adolescent, il se souvient de toute l’admiration qu’il éprouvait pour les humoristes lorsqu’il allait voir des spectacles au festival Juste pour rire. Déjà, il rêvait de faire carrière sur scène. «J’ai tellement voulu faire partie de ce milieu que j’ai fini par le mettre sur un piédestal… De voir la vérité sortir comme ça, une vérité si choquante, c’est ce qui m’a brisé le cœur», détaille-t-il.
C’est pourquoi l’humoriste aborde régulièrement l’état du milieu de l’humour avec ses invités dans son populaire balado. «Il y a un sentiment d’urgence d’en parler», affirme-t-il.
Selon lui, c’est justement par des prises de parole que des changements pourront s’opérer dans l’industrie. Les dénonciations sont un premier pas en ce sens. «Plus on est capable d’exprimer nos limites et nos mécontentements de manière claire, en sachant que ce sera reçu avec écoute et ouverture, plus on améliorera le sort de notre milieu», dit-il.
«Je suis un grand fan de la communication. C’est peut-être super quétaine, mais j’ai l’impression que tout passe par là.» -Jay Du Temple
Des mesures ont été prises pour prévenir les violences sexuelles et le harcèlement par différents acteurs du milieu de l’humour depuis le mouvement #MoiAussi, mais force est de constater qu’elles sont encore insuffisantes.
«La plupart des maisons de productions se sont dotées de codes de conduite», assure Christelle Paré, responsable de la recherche et du développement chez Juste pour rire, une des plus importantes compagnies de production du milieu, qui a été éclaboussée par les allégations à l’endroit de son fondateur Gilbert Rozon en 2017.
En 2018, un an avant de se joindre à l’équipe de JPR, Mme Paré a mené avec le professeur de l’Université Carlton François Brouard une enquête sur les conditions des créateurs en humour au Québec. Les résultats sont sans équivoque : 78% des répondantes ont été victimes de paroles à caractère sexuel désobligeant et 52% ont subi des gestes de cette même nature. Par ailleurs, une répondante sur cinq affirme avoir reçu une offre de travail en échange de faveur sexuelle.
Les conclusions de cette étude, présentée à l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH), n’ont pas donné lieu à des mesures concrètes. Elles représentent néanmoins un pas en avant pour le milieu de l’humour, selon la chercheuse. «Une enquête universitaire qui prend le pouls socioéconomique des artistes en humour, ça ne s’était jamais vu avant au Québec», dit-elle.
En 2019, le mouvement Pour les prochaines avait publié un manifeste pour que les inconduites sexuelles «omniprésentes dans le milieu de l’humour» cessent une fois pour toutes. Il réclamait notamment la mise sur pied d’un protocole d’intervention clair à appliquer lors de situations d’inconduites, du soutien psychologique pour les victimes et des thérapies pour réhabiliter les personnes dénoncées. Ses fondatrices n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.
Responsabilité collective
Le milieu de l’humour est vaste. Il regroupe non seulement les humoristes, mais aussi les auteurs, les agents, les gérants, les producteurs et les diffuseurs. Tout ce beau monde a une part de responsabilité lorsqu’il est question d’assurer un environnement de travail sain et sécuritaire.
Étant très médiatisés, on demande souvent aux humoristes – notamment les femmes, dont Rosalie Vaillancourt, Virginie Fortin et Katherine Levac – de réfléchir publiquement à ces questions, un poids qui peut être lourd à porter. Depuis l’affaire Julien Lacroix, rares sont les humoristes qui accordent des entrevues sans être questionnés sur ce sujet sensible.
«Si tu veux en parler, je vais le faire parce que ça me tient à cœur, soutient Jay Du Temple. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que tout le monde ait une idée définie, claire et précise sur la chose. C’est très complexe.»
Karine Carbonneau, candidate à la maîtrise en sciences politiques à l’UQAM dont les recherches portent sur l’état de l’industrie de l’humour dans le contexte des dénonciations, plaide pour des relations plus humaines et harmonieuses entre les différents acteurs du milieu.
«Les humoristes génèrent beaucoup de revenus parce qu’ils sont littéralement des produits.» Selon elle, l’impératif de rentabilité incite certains gestionnaires à fermer les yeux sur des comportements problématiques. «Tant que les humoristes génèrent de l’argent, c’est correct.»»
Les bars où ont lieu plusieurs soirées d’humour ont aussi un rôle à jouer, celui d’assurer un climat de travail sain à celles et ceux qui s’y produisent. À cet égard, Jay Du Temple cite le cas «exemplaire» du Bordel.
«Les propriétaires sont vraiment en contrôle de tout ce qui se passe dans cet établissement, je pense que c’est un exemple à suivre. Ça prend des propriétaires qui tiennent les rênes de leur bar, qui sont au courant de tout ce qui se passe et qui s’assurent que tout est fait dans le respect.»
Un critère d’autant plus important dans le contexte où les soirées dans les bars sont devenues un passage obligé pour les humoristes en début de carrière, renchérit Karine Carbonneau.
Parmi les autres solutions envisageables, Jay Du Temple propose de désigner des personnes-ressources dans les milieux de travail. «Depuis la COVID, il y a des employés pour s’assurer que les règles sanitaires sont respectées. Pourquoi ne pas avoir quelqu’un pour s’assurer que tout se passe dans le respect et vers qui les gens pourraient se tourner?»
Besoin de structures communes
Au-delà des initiatives individuelles, il est nécessaire d’encadrer l’ensemble du milieu, soutient Karine Carbonneau. «C’est un milieu qui n’est vraiment pas structuré. Personne ne défend les intérêts des humoristes, donc les femmes sont un peu laissées à elles-mêmes dans une industrie qui est littéralement un boys club.»
Proposer des solutions qui pourraient s’appliquer à l’ensemble des acteurs, voilà à quoi s’attelle présentement Juste pour rire, qui a initié une recherche à cet égard en partenariat avec deux chercheuses de l’UQAM et d’autres intervenants du milieu de l’humour, dont l’APIH.
«Avec ce qui est arrivé l’été dernier, on a réalisé qu’il fallait prendre un leadership», explique Christelle Paré, qui est également professeure à l’Université d’Ottawa et à l’École nationale de l’humour.
Les résultats de cette étude seront présentés à l’industrie au mois de mai. Selon Mme Paré, les recommandations qui en découleront ont de bonnes chances d’être appliquées étant donné que plusieurs acteurs du milieu sont impliqués dans le projet.
«C’est extrêmement motivant. On sait qu’il n’y a pas de solution parfaite, mais on va au moins faire tout ce qui est en notre pouvoir pour améliorer les choses.»
Le gala Les Olivier
Animé par François Bellefeuille
Ce dimanche 20h à ICI Télé