La Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à la manifestation contre les mesures sanitaires qui paralyse le centre-ville d’Ottawa depuis près de trois semaines, a été vivement critiquée notamment par l’Opposition et l’Association canadienne des libertés civiles. Dans un article paru dans La Conversation, le professeur Jack L. Rozdilsky analyse la décision de M. Trudeau.
ANALYSE | Face au blocus des camionneurs et leurs partisans opposés aux mesures sanitaires contre la Covid-19, le premier ministre Justin Trudeau s’est prévalu de la Loi sur les mesures d’urgence. Il s’agit d’une première concernant cette loi obscure, votée en 1988, qui n’avait jamais encore été utilisée en cas d’urgence.
Justin Trudeau a justifié cette décision par les pouvoirs spéciaux que cette loi accorde au gouvernement. Ils lui permettront de gérer la crise au jour le jour tout en l’outillant pour adopter des mesures extraordinaires, qui seront néanmoins limitées dans le temps et à certaines zones géographiques.
En conférence solennelle lundi, il a affirmé vouloir assurer la sécurité des Canadiens, protéger les emplois et rétablir la confiance envers les institutions.
Le premier ministre Justin Trudeau explique aux journalistes pourquoi il a besoin de la Loi sur les mesures d’urgence pour faire cesser l’occupation continue de la capitale par le prétendu « convoi de la liberté ».
Une première
La Loi sur les mesures d’urgence de 1988 s’inscrit dans la dernière grande révision des lois canadiennes amorcée en 1985. Cette loi est réservée aux situations d’urgence de nature extrême ou existentielle. Aucun gouvernement n’avait encore jugé qu’une catastrophe — d’origine naturelle ou humaine — aie menacé à ce point l’ordre public.
Le libellé de la loi donne des exemples de situations urgentes. Outre les désastres provoqués par un phénomène naturel ou une catastrophe d’origine humaine, on compte également une menace d’origine extraterritoriale, une guerre ou un désordre civil incontrôlable — comme l’occupation actuelle de la capitale.
Cette loi accorde au gouvernement des pouvoirs extraordinaires pour faire face à la situation actuelle. Elle l’autorise à déployer des contrôles spécifiques en certains lieux ou pour des infrastructures essentielles. Elle lui permet également d’imposer la prestation de services essentiels, moyennant compensation. Elle lui donne la possibilité de faire appel à la Gendarmerie royale du Canada pour faire respecter les lois municipales.
De plus, le gouvernement a élargi la portée de ses règles sur le financement d’activités terroristes afin de répondre efficacement aux mécanismes financiers inédits auxquels ont recours les partisans des « convois de la liberté ».
La Loi sur les mesures de guerre
Le premier ministre Justin Trudeau a beaucoup insisté sur le fait qu’il ne déploiera pas l’armée contre les citoyens et que les Canadiens n’assistent pas à une répétition de l’histoire.
Durant la Crise d’octobre 1970, son propre père, Pierre Elliott Trudeau, alors à la tête du pays, avait invoqué la Loi sur les mesures de guerre. Par cette décision, l’une des plus controversées de ses 15 années comme premier ministre, il avait fait intervenir l’armée dans les rues de Montréal en réponse aux deux enlèvements perpétrés par le Front de libération du Québec.
En octobre 1970, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau annonce la Loi sur les mesures de guerre en réponse aux enlèvements du vice-premier ministre du Québec Pierre Laporte et du diplomate britannique James Cross par le Font de Libération du Québec.
La Loi sur les mesures de guerre remonte à 1914. Elle visait à donner au gouvernement des pouvoirs additionnels en cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection. Le gouvernement l’a abrogée en 1988 suite à certaines injustices, réelles ou perçues — notamment au Québec, mais également quant à l’internement de 22 000 citoyens d’origine japonaise en Colombie-Britannique pendant la Seconde Guerre mondiale.
La nouvelle Loi sur les mesures d’urgence a modifié la façon dont le gouvernement fédéral peut recourir à ses pouvoirs extraordinaires en temps de crise. Entre autres, le Cabinet doit obtenir l’approbation du Parlement et son application doit respecter les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés — qui est certainement la partie de la Constitution canadienne qui fait le plus autorité.
Justin Trudeau a souligné qu’en utilisant la Loi sur les mesures d’urgence, le gouvernement «ne suspend pas les droits fondamentaux et n’annule pas la Charte des droits et libertés. Nous ne limitons pas la liberté de parole. Nous ne limitons pas la liberté de se réunir pacifiquement. Nous n’empêchons personne d’exercer son droit de manifester légalement. Nous renforçons les principes, les valeurs et les institutions qui assurent la liberté de tous».
Depuis lundi, le Parlement a donc entrepris, pour la première fois, de promulguer l’état d’urgence. Et il est possible que le Parlement rejette certaines dispositions réclamées par le cabinet de Justin Trudeau.
Un désastre est toujours politique
Cette action historique du gouvernement — en réponse aux actions d’un groupe de personnes plutôt limité — soulève la question: quelle sera la suite?
Tout d’abord, le débat parlementaire dévoilera de nombreux détails qui nous éclaireront sur ce que signifiera l’application de cette loi.
Deuxièmement — et c’est sans doute le plus important pour ceux qui voient leur vie chamboulée par l’occupation permanente d’Ottawa —, la loi vise à résorber la crise rapidement.
Le droit de se rassembler sera affecté. La surveillance sera également considérablement augmentée dans certaines zones désignées, de même que pour les infrastructures critiques, les installations gouvernementales, les postes frontaliers et les aéroports. Les forces de l’ordre profiteront de services supplémentaires et inédits — on pense notamment au remorquage lourd pour Ottawa.
Troisièmement, dans un contexte d’une pandémie ayant fait 35 470 morts au Canada, l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence envoie le message symbolique que le gouvernement considère cette méthode de protester contre les mesures sanitaires par des blocus et des occupations comme une affaire très grave.
En cette troisième semaine d’occupation à Ottawa, on est cependant en droit de se demander pourquoi le gouvernement fédéral a tant attendu pour agir. Cette question devra être élucidée.
Entre-temps, le Canada lance le message que l’ordre public sera maintenu — et que le gouvernement peut prendre des mesures pour étouffer cette crise d’origine sociale. En fin de compte, tous les désastres sont politiques.
Jack L. Rozdilsky, Associate Professor of Disaster and Emergency Management, York University, Canada
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.