L’adoption de la loi 96, le mardi 24 mai dernier, est loin de faire l’unanimité au sein de l’électorat québécois. Alors que plusieurs menacent davantage de restrictions aux droits des anglophones de la province, la loi va-t-elle vraiment changer la dynamique linguistique au Québec? Le sociolinguiste de l’Université du Québec à Montréal, Calvin Veltman, répond à la question.
ANALYSE – La loi 96 sur la langue officielle et commune au Québec, adoptée le 23 mai, vise à renforcer le statut et la présence du français. Elle repose sur deux postulats reliés, mais largement erronés:
1) Le français est en «en chute libre».
2) Les immigrants allophones ne se francisent pas assez ou assez rapidement.
Le premier représente le paradigme dominant au Québec, qui veut que le français soit en voie de disparition. C’est ce que stipule le statisticien Charles Castonguay, dans son essai «Le français en chute libre», ou le chercheur indépendant Frédéric Lacroix, dans «Pourquoi la loi 101 est un échec». De multiples études prévisionnelles du démographe Marc Termote, notamment celle-ci,
ainsi que celles de René Houle et de Jean-Pierre Corbeil semblent aussi renforcer cette perspective.
Or, toutes ces études sont fondées sur une interprétation tout à fait inadéquate des données du recensement canadien, mal adaptées à la réalité sociolinguistique des minorités québécoises. En conséquence, il y a surestimation des langues allophones et par le fait même, sous-estimation de la part du français.
En tant que sociologue et sociolinguiste, J’ai publié de nombreuses études sur la mobilité linguistique aux États-Unis, au Québec et en Alsace.
Estimation sociolinguistique de la population québécoise
Dans mes études, j’ai proposé une nouvelle approche sociolinguistique pour l’analyse des données du recensement. La méthode d’attribution des réponses multiples a été mise à jour. Puis nous avons incorporé dans l’analyse les choix de langues secondes chez les allophones.
Les résultats, présentés au tableau 1, avec l’indicateur RFA (part du français divisée par la somme de la part du français et de l’anglais), calculent l’usage du français dans la population non allophone. Les données de 1971 sont non ajustées, celles de 1986 le sont pour la langue d’usage, puis depuis 2001, pour tenir compte de la présence des langues secondes chez les allophones.
D’après mes calculs, le français est en bien meilleure situation en 2016 qu’en 1971, c’est-à-dire avant l’adoption de la loi 101, bien qu’en léger recul depuis 2001. Depuis 1971, deux millions de personnes se sont ajoutées à la population francophone. Cette langue est parlée à la maison par 83,6 % de la population québécoise. L’anglais est maintenant parlé par un peu plus d’un million de personnes, soit 12,5 % de la population, en recul de 2,3 % par rapport à 1971.
Il est vrai, cependant, que depuis 2001, le français recule légèrement. L’indice RFA est en baisse de 87,8 % à 87,0 %.
Quels éléments peuvent expliquer cette lente régression de la part du français?
1) Les allophones
Si plus d’un demi-million d’allophones font maintenant partie du groupe de langue d’usage française, les données du recensement canadien montrent que depuis 2001, le taux effectif de francisation des allophones fluctue autour de 75 %. Il s’agit d’un niveau insuffisant pour maintenir l’équilibre linguistique actuel entre francophones et anglophones, soit un RFA de 87,0 %. Le problème n’est pas tant l’inefficacité de la Loi 101 que la politique de l’immigration : plus du quart des immigrants disent connaître seulement l’anglais à leur arrivée au Québec. Ce groupe trouve souvent une niche économique où l’unilinguisme anglais est toujours présent.
2) Les anglophones
La lente régression du français n’est surtout pas la faute de la population de langue maternelle anglaise. Si l’on compare la population de langue maternelle anglaise de 2001 à la croissance de la population entre 2001 et 2016, le changement est majeur : 68,2 % ont adopté le français comme langue principalement parlée à la maison ou comme langue seconde régulièrement parlée. À part l’unilinguisme français, toutes les formes de pratique du français à la maison ont connu une croissance, de sorte que le taux de francisation, calculé selon la méthode traditionnelle, pour la période de 2001 à 2016, a atteint 15,2 % par rapport au 10,4 % observé en 2001.
3) Les francophones
Depuis 1971, le statisticien Charles Castonguay, professeur retraité à l’Université d’Ottawa, soutient que l’anglicisation du groupe francophone représente une menace pour l’avenir du français. Le tableau 2 présente la répartition linguistique de 2001 ainsi que les caractéristiques de la croissance intercensitaire de 2001 à 2016.
En effet, l’unilinguisme français est en régression, passant de 94,2 % en 2001 à 65,1 % au cours des quinze dernières années. Toutes les catégories concernant l’usage de la langue anglaise à la maison sont en croissance: 24,1 % pour l’intégration de l’anglais comme langue seconde, 2,9 % pour le bilinguisme français/anglais, etc. Le taux d’anglicisation pour l’ensemble de la période était de 4,7 %, contre 1,3 % en 2001, bien que la quasi-totalité maintient une pratique régulière du français à la maison.
Pas d’effet réel sur la situation du français au Québec
Et la loi 96 dans tout cela? Comment faire passer le taux de francisation des allophones de 75% à 87% si le Québec n’arrive pas à mieux contrôler l’immigration internationale? Geler le niveau des inscriptions dans les cégeps anglophones et leur refuser des projets d’agrandissement comme on l’a vu cet hiver dans le cas du collège Dawson, sont des mesures insignifiantes.
Faudra-t-il lutter contre l’adoption de l’anglais à la maison par les francophones? Castonguay parle du danger que représente l’anglicisation depuis les années soixante-dix, mais nos décideurs politiques ne semblent pas être au courant. Par ailleurs, il s’agirait d’intervenir dans la sphère privée, ce qui n’est pas envisageable dans un pays démocratique.
Le chroniqueur Michel C. Auger a bien exprimé la situation: «On a donc choisi de prendre la loi 101 et de resserrer d’un quart de tour tous les boulons disponibles. Ce qui ne change rien de fondamental et qui n’aura sans doute pas d’effet réel sur la situation du français.»
C’est également mon avis.
Calvin Veltman, Professeur titulaire (retraité), ÉSG-UQAM, sociolinguiste, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.