L’amour au temps du numérique
Les 30 novembre et 1er décembre prochain, Télé-Québec présente L’amour au temps du numérique, un documentaire réalisé par Sophie Lambert qui suit six jeunes de 18 à 24 ans et tente de comprendre de quelle manière la conception de l’amour a changé. Comment les nouvelles technologies, l’internet et les réseaux sociaux ont-ils modifié les rapports amoureux?
Je n’ai pas prévisionné le documentaire. Je ne vous cache pas que je suis très curieuse de le regarder, car semble-t-il que les jeunes qui y figurent se dévoilent avec beaucoup d’authenticité, de façon crue même. Une vraisemblance choquante pour certains, incompréhensible pour d’autres, normales pour eux. On y parle d’hypersexualisation, d’image de soi, de multiples conquêtes amoureuses, le tout guidé par la technologie. Ou du moins ce qu’elle a permis de créer. Cette réalité invisible, est-ce seulement celle de ces jeunes du documentaire? Je suis perplexe.
Autre temps, autre moeurs?
Lorsque j’étais au primaire, nous glissions un petit papier dans la case de notre prétendant avec une question claire: Veux-tu sortir avec moi? Le choix de réponse, sans équivoque: oui ou non.
Des applications comme Tinder sont également sans équivoque: il suffit de glisser la photo de la personne à gauche si elle ne vous intéresse pas et de glisser à droite si la personne vous plaît. Si l’intérêt est mutuel, vous obtiendrez un match et aurez accès à la messagerie privée de l’application afin d’échanger avec votre nouvelle relation. Il est possible de circonscrire dans les préférences le nombre de kilomètres à la ronde où vous souhaitez trouver l’âme-soeur… Ou le type de relation qui vous plaira.
Happn est une application qui permet de repérer les célibataires qui ont croisé votre chemin dans la journée (je trouve cette application absolument freakante – je préfère encore croire en la magie d’avoir peut-être, sans le savoir, croisé l’homme de ma vie qu’en une app qui me listera tous les célibataires en quête qui ont croisé mon chemin dans la journée).
Hier encore, je suis tombée sur une boîte de lettres d’amour de mon adolescence et du début de ma vingtaine. Outre la nostalgie que ces lettres procurent, elles me rappellent qu’à une certaine époque, nous attendions impatiemment le passage du facteur ou encore l’appel qui durait des heures. Aujourd’hui, les échanges se déroulent sur écran, de façon quasi instantanée. Est-ce que les anthropologues du futur pourront mieux connaître notre société d’aujourd’hui en analysant textos et messages privés sur les réseaux sociaux?
Les réseaux sociaux, particulièrement Facebook, ont permis la rencontre et la formation de plusieurs couples. Ce n’est pas une mauvaise chose, les échanges sur les réseaux sociaux, qu’ils soient en privé ou en public, dévoilent un certain pan de sa personnalité et donnent accès à des gens en dehors d’un cercle immédiat qui est souvent relié au travail ou aux amis.
Lorsque je vois des jeunes – et moins jeunes – carburer aux likes, s’autoreprésenter continuellement, mettre leur vie en scène, je me pose des questions sur la nature des relations avec soi-même et avec les autres. «Leur vision de l’amour, c’est une vision de sexe. Le partenaire est un produit de consommation servant à combler un vide émotionnel. La chasse se fait au bout des doigts en faisant défiler les photos sur un cellulaire. Bien évidemment, les critères de sélection sont souvent basés sur l’apparence physique. La réalisatrice a été surprise de voir l’aisance avec laquelle ils jonglent avec tout ça», mentionne Émilie Folie-Boivin, journaliste au Devoir.
Est-ce que les médias sociaux sont devenus le miroir d’une réalité déformée?
Le rapport à la solitude, la perte de repères, la fin du rituel.
Avec les réseaux sociaux et la mobilité, nous ne sommes plus jamais vraiment seuls. Deux-trois likes et hop, la file à l’épicerie semble moins longue. Un trajet d’autobus se déroule beaucoup plus rapidement lors d’un échange en privé. Un vendredi soir à la maison et le cercle virtuel peut compenser pour l’absence de souper entre amis. Nous vivons dans une société ultra-connectée, qui agit rapidement et qui a égaré la notion de prendre le temps. Ces comportements compulsifs se reproduisent dans les relations amoureuses, dans une ère de consommer-jeter. Cette personne séduisante prend plus de trente minutes à répondre aux textos? Out, il y en a 10 autres de disponibles sur Tinder ou Messenger. Le fast-food de la date.
Une personne vous plaît? En moins de cinq minutes, il est fort probable que vous aurez repéré si elle est célibataire, qui sont ses amis, et où vous êtes susceptibles de la croiser. À un clic d’entrer en relation avec quelqu’un. Sans échanges de regards subtils, sans rencontres physiques, une liaison du bout des doigts. Un des participants au documentaire de passage à Tout le monde en parle évoque : «C’est tellement facile de rencontrer aujourd’hui. On est des numéros, c’est rendu un jeu. Aborder quelqu’un par une application est tellement plus simple qu’aborder quelqu’un dans le métro, on a un comme un écran entre nous qui nous protège.»
J’ai déjà vu deux personnes tomber amoureuses l’une de l’autre à la suite d’interactions sur Twitter. Cependant, une des deux personnes s’est révélée inexistante «dans la vraie vie». Derrière son avatar, elle s’était créé une vie de toute pièce: une fausse famille, de faux voyages, de faux amis, un faux travail, une fausse image, une fausse identité. Ce qui soulève de graves problèmes de solitude, de perception de soi et de rapport aux autres, observations qui sans être aussi extrêmes que cet exemple, en révèle suffisamment sur l’aspect sociologique de notre époque.
Les natifs du numérique sont nés dans cet univers. Il est tout simplement normal pour eux d’interagir avec les autres par une application ou par un service de messagerie. Comment pourrait-il en être autrement? Leur façon d’entrer en contact marque assurément une révolution dans l’histoire de l’humanité. Ils ont des amis qu’ils ne connaissent pas, ont une sexualité sans avoir développé de relations. Ils échangent en intimité derrière leur écran. L’un se désintéresse de l’autre? Il cesse tout simplement d’échanger sans crier gare. Il existe malheureusement un mot pour décrire ce phénomène: le ghosting. Oublie-t-on que l’humain vit des émotions, des sentiments et la notion de rejet se fait sentir peut importe d’où ils émergent? J’ai déjà dit à mon psy il y a 5 ans, que dans quelques années, il allait retrouver dans son cabinet des individus aux prises avec toutes sortes de nouveaux problèmes reliés aux médias sociaux de la dépendance aux troubles anxieux en passant par les peines d’amour. Faudra s’adapter. J’espère que les psychologues et autres thérapeutes sont prêts.
Ces plateformes numériques impliquent également une gestion sociale d’une rupture amoureuse. Retirer les photos, effacer des publications, modifier son statut relationnel sur Facebook qui avise d’un coup tout votre réseau de votre nouvelle situation conjugale, éviter l’ex (en «unfriendant» ou en bloquant) tout en continuant de lire la vie de vos amis communs. Une nouvelle étape dans le deuil associé à la rupture qui impliquera d’ajouter un chapitre à tous les livres de psycho-pop. Je m’inquiète des relations amoureuses de notre société quand Facebook crée une fonctionnalité pour mieux gérer la rupture avec votre ex.
Sommes-nous rendus au point d’avoir perdu tous nos repères sociaux ou sont-ils en mutation? Est-ce que l’amour signifie encore quelque chose? Je suis rassurée quand j’entends que malgré la vie #yolo de ces personnages dans le documentaire, ils rêvent tous de rencontrer l’amour et d’avoir des enfants. Le chemin par lequel ils passent est-il simplement différent?