La bienséance

C’est vendredi. Ligne 515, direction ouest. Il est 14 h 20 sur la rue de la Commune. La machine à puces est capricieuse, pour ne pas dire gossante. Finalement, le robot se réveille et accepte la carte d’une jeune femme un peu gênée par le temps qu’a pris sa transaction.

Elle prend place sur le dernier siège libre et pousse un soupir en déposant à ses pieds une ribambelle de sacs. Entre un homme chic. Il se tient aussi droit que la canne de bois qui supporte son poids et soulage sa jambe gauche qui semble raide.

Ses cheveux sont rares, mais bien peignés. Son pull est marine et son pantalon de laine gris tombe parfaitement. Il accueille l’automne de bonne grâce, avec des joues un peu rosies et des pattes d’oie qui trahissent toutes les migrations d’oies sauvages qu’il a vues partir vers le sud, au fil des ans.

Il saisit un poteau et regarde l’architecture du Vieux-Montréal se pavaner par la fenêtre. Je vois que la jeune femme de tout à l’heure, qui est assise juste devant lui, se tâte la conscience. Elle détourne le regard. À son tour, elle apprécie beaucoup ce qui se passe dehors et évite surtout d’affronter ce qui lui cause des remords.

Elle a eu une grosse semaine. Elle est crevée. Elle a une cargaison lourde et se sent comme une bête de somme. Elle a bien le droit de s’asseoir un peu sans se culpabiliser parce que quelqu’un d’un peu plus… bon, OK, de PAS MAL plus âgé qu’elle, n’a pas de place. Ce n’est quand même pas sa faute s’il est né un demi-siècle avant elle!

L’autobus rebondit brusquement et l’homme perd légèrement l’équilibre. Il se ressaisit. La jeune dame succombe à ses scrupules. Elle attire son attention : «Voulez-vous vous asseoir?»

L’homme la regarde avec respect et élégance. «Vous diriez, par galanterie, que c’est à vous de me laisser votre place ou à l’homme de donner préséance à une femme?» de dire le monsieur.

Le rose sur les joues d’automne de l’homme se transpose sur celles de la femme. «Je ne sais pas… Honnêtement, je ne sais pas.»

L’homme sourit et dit que c’est une chance; ils n’auront pas à répondre à cette question puisqu’il est arrivé à destination.