À bout de course
Il paraît que c’est en 1971 que le terme «workaholic» – bourreau de travail –– a été inventé par Wayne Oates, un psychiatre américain. C’est un mot-valise qui combine «work» et «alcoholic». Ça doit bien être la seule forme de pathologie que notre société approuve totalement. Ce qui n’est pas étonnant pour une société qui érige l’accroissement de la productivité en but ultime, en objectif toujours renouvelé aussitôt atteint.
L’été, on ralentit tout de même la cadence. On peut même prendre congé du travail. Et pourtant, on persiste à projeter sur ce moment de repos le même fétichisme de la productivité. Combien de fois ai-je entendu des gens, constatant qu’ils avaient manqué tel festival ou tel voyage de camping, se lamenter qu’ils n’avaient pas rentabilisé leur été! Et pour beaucoup d’entre nous, le repos n’est en fait que le passage nécessaire pour se remettre, aussitôt les énergies refaites, sur la voie de la productivité.
Chaque unité d’effort doit engendrer un surplus. Notre richesse collective inouïe provient de cette méthode infernale. Mais la productivité est aussi en train de tuer le travail. Plus nous sommes productifs, plus nous créons du progrès technologique; ce même progrès nous permet de produire des biens et services avec de moins en moins de main-d’œuvre.
Devrons-nous, dans un futur proche, envisager la fin du travail? Ce n’est pas seulement un enjeu économique, mais aussi politique et moral: que ferions-nous à la place? Notre morale sociale est fortement ancrée dans le travail acharné. Et si on ne travaille plus, qui pourra acheter tout ce que l’économie technologique produira? Ces questions ne relèveront bientôt plus de la science-fiction; elles sont de plus en plus souvent posées par des observateurs, analystes et chercheurs sérieux.
Et si un début de solution se trouvait dans une nouvelle conception du travail? Et si on commençait par sortir de l’obsession de la productivité à tout prix? Oui, elle nous enrichit toujours plus. Mais elle nous plonge aussi dans un affairement qui nous étourdit, qui nous enlève la faculté de juger si ce que nous faisons et ce que nous sommes correspondent à nos plus profondes aspirations.
Il est bien difficile d’imaginer un monde où on ne produirait rien. Et ce monde ne serait pas souhaitable! Mais tout est dans la façon. Partout sur la planète, des communautés tentent de réinventer l’économie et le travail pour en faire des processus qui rattachent les gens à leur humanité. Des méthodes d’organisation, de gestion et de production en harmonie avec les gens et leur environnement. On pourrait croire que ces initiatives sont marginales, car elles ne sont pas très visibles dans l’espace public, mais elles prennent de l’ampleur. Et bientôt elles pourraient devenir courantes, sinon inévitables.