Les paratonnerres
En apprenant que Bombardier supprimera 7 000 postes, le souvenir d’un moment fort de mes études m’est revenu à l’esprit.
Mon professeur de management entamait son premier cours en brandissant le journal, sourire en coin. Une grande entreprise québécoise venait d’annoncer des mises à pied massives.
Le professeur nous a demandé : «Quelles en seront les conséquences, d’après vous?» Les étudiants ont répondu successivement : perte d’expertise dans l’entreprise, diminution des coûts de production, diminution de la motivation au travail des employés restants, pertes de revenus pour le trésor québécois, chômage, etc. «Bien vu!» nous a rassuré le professeur, tout en arborant le sourire en coin de celui qui en sait plus. «Et quoi d’autre?» Après nous avoir fait languir, il a craché le morceau : immédiatement après l’annonce des mises à pied, la valeur de l’action de l’entreprise avait bondi. À cet instant m’est apparue dans toute sa brutale simplicité l’une des logiques fondamentales de notre économie : les travailleurs sont les paratonnerres protégeant les propriétaires des risques et erreurs attribuables aux dirigeants. Pire, ces mêmes propriétaires sont récompensés lorsque des travailleurs sont sacrifiés.
La semaine dernière, immédiatement après que Bombardier eut annoncé des milliers de pertes d’emploi, le cours de son action a bondi de 20 % le premier jour et a continué à augmenter les jours suivants. Le congédiement de milliers de travailleurs a «donné confiance» aux actionnaires.
La mécanique infernale sous-jacente à cette décision est logique d’un strict point de vue économique: en 2015, les revenus de Bombardier ont chuté et les commandes d’avion n’ont pas été aux rendez-vous. Cela a «inquiété les investisseurs». La valeur boursière de l’action de la compagnie a baissé sous la barre de un dollar. Bombardier a donc décidé de concentrer ses efforts sur son nouveau poulain, la Série C, quitte à euthanasier les autres. La ministre de l’Économie l’a résumé ainsi : «Nous, on veut que ça marche la CSeries, parce que c’est là qu’est l’avenir, c’est là qu’est la croissance.» Cette démarche d’affaires a rassuré les investisseurs.
Bombardier suit les règles du jeu de notre système économique financiarisé, aussi perverses soient-elles. Dans les cercles d’affaires, on trouve cela normal.
Les travailleurs de Bombardier sont la variable d’ajustement d’une entreprise qui ne réussit pas à tirer son épingle du jeu. Ici on parle de mises à pied. Avant ces mises à pied, il y a eu la délocalisation vers des pays où la main-d’œuvre coûte moins cher, des baisses de salaire, des exigences de flexibilité dans l’horaire et les conditions de travail. Et d’autres suppressions de postes aussi. Elles se chiffrent en milliers depuis six ans.
L’insécurité économique des travailleurs préserve la sécurité financière des détenteurs de capital. En attendant les réformes qui encadreront la finance de façon à protéger le développement social et humain plutôt que de lui faire assumer les risques, on peut néanmoins s’indigner d’être faits complices de ces mesures. Rappelons que le Trésor québécois – c’est-à-dire notre portefeuille collectif – a été allégé de 1,3 G$ à la suite d’une subvention destinée à venir en aide à Bombardier. Subventions sans aucune condition, ni sans contrôle public en retour. Le gouvernement avait argumenté que cela permettrait de préserver des emplois.