Hors du commun: La pelure de banane

Chaque semaine, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.

Ligne verte, direction Angrignon. Nous sommes jeudi, il est un peu passé midi.

Brune, pendante et odorante: l’homme tient dans sa main droite, avec dédain, une pelure de banane. Et comme quiconque serait pris avec cette enveloppe embarrassante, il ne sait pas trop quoi en faire.

Comme il était affamé, il a engouffré goulûment le fruit. C’est l’heure du lunch, mais il ne peut pas s’arrêter. Sa réunion s’est terminée trop tard pour qu’il puisse dîner décemment et il est attendu à 13h à l’autre bout de la ville.

Il n’est pas aussi préparé qu’il l’aurait souhaité, à en juger par le document ouvert sur ses genoux, qu’il consulte avec beaucoup d’attention.

La pelure «pendouillante» toujours à la main, il essaye de trouver des données complémentaires notées sur son iPhone. Et il s’en veut un peu, car il sait trop bien que des borborygmes peu subtils l’embarrasseront inévitablement en pleine présentation.

Il sait aussi que son taux de sucre chutera et qu’il se sentira faiblir, gracieuseté de son hypoglycémie. Il s’était pourtant promis de toujours garder une barre tendre dans son sac, mais il l’oublie systématiquement sur le comptoir de la cuisine. Encore heureux qu’il ait trouvé au dépanneur de la station Place-des-Arts cette banane, dont il méprise maintenant la molle dépouille.

L’homme est ainsi fait. Il refuse souvent de se soumettre aux évidences, considérant que certaines fatalités sont des donneuses de leçons à qui on doit tenir tête. Puis, il regrette aussitôt ces petites délinquances puisque la conclusion est toujours la même: ce qui devait arriver… arrive.

Par exemple, quand on croit pouvoir déjouer les statistiques devant la «tinque» à essence vide, en poussant sa chance un kilomètre de trop; ou quand on ne possède qu’une seule clé de sa maison et qu’on remet aux calendes grecques le projet d’en faire un double : on perd son trousseau et on tombe en panne.

Voilà ce que se dit probablement cet homme qui est déjà un peu plus pâle que tout à l’heure.

Il réfléchit au fait qu’à trop pousser sa chance, on perd souvent plus qu’on ne gagne. Ce n’est pas lui qui le dit, mais les statistiques cosmiques. Il se perd un moment dans les étoiles et fantasme sur le sandwich poulet mayonnaise auquel il rêvera jusqu’au souper. Souper qu’il devra aussi sauter, car sa journée se terminera très tard; il donne un cours ce soir. La cadence effrénée de nos vies nous donne parfois l’impression que nos jours ont 30 heures. Déjouer le temps nous donne peut-être l’illusion d’être des surhommes et de tromper un peu la mort.

Le problème dans tout ça, et au fond on le sait trop bien, c’est que les super héros, eux aussi, peuvent glisser sur une pelure de banane.

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