Le livre avant les bas
«Deux choses ont changé radicalement ma vie: la lecture et la masturbation. Mais seul un Jedi peut faire les deux en même temps.» – Luke Skywalker, chevalier jedi
À une époque où chasser le Pokémon est qualifié de «phénomène social», où le moindre acrochordon d’Eugenie Bouchard fait la une des médias, où Donald Trump et Hillary Clinton font de la lutte dans le Jell-O pour décider qui aura le droit d’utiliser la bombe atomique, force est de constater que lire un livre est un acte de désobéissance civile. Seuls les esprits radicaux ont encore assez de culot, d’audace, de témérité, de désir révolutionnaire pour fermer leur TV, leurs gadgets et les médias sociaux pour oser ouvrir un bouquin. Les plus grands autodafés contemporains ne sont plus attisés par le feu mais par notre indifférence. Huxley a battu Orwell.
Au mois de décembre dernier, j’ai vu un mec (qui n’avait pas l’air d’un clochard) pas de bas dans ses souliers mais avec un livre à la main. J’imagine qu’en sortant précipitamment de chez lui, il a dû choisir. J’aime ses priorités: le livre avant les bas. Y a choisi entre le confort et la connaissance.
Je ne lis pas à temps perdu, je l’inscris à mon agenda comme une rencontre importante. C’est vital. La lecture n’est pas un divertissement, au contraire. Les trop nombreux divertissements qu’on nous fourre dans la noix nous détournent du réel. La lecture nous plonge dans la réalité pour mieux la saisir et la comprendre. Je ne fais pas confiance à mon opinion. Je veux dire celle qui surgit la première, vite, face à une situation ou un questionnement. Je la sais contaminée, malgré moi, par des facteurs extérieurs et inconscients. Alors, je dois lire pour nourrir, tester, confronter cette première opinion rachitique et riquiqui.
Lire est une alchimie qui peut transformer la guerre en paix, la haine en amour, le Richard Martineau en Jean-François Nadeau.
La lecture développe notre empathie envers les autres. D’après un bilan publié le 19 juillet dernier dans la revue Trends in Cognitive Sciences, «lorsque nous lisons des œuvres littéraires, nous renforçons notre capacité à comprendre les états mentaux d’autrui. La fiction accroît notre expérience sociale et nous aide à la comprendre», résume l’auteur du bilan, Keith Oatley, professeur de psychologie appliquée à l’université de Toronto. Il devient donc plus aisé de se mettre à la place de l’autre et de mieux percevoir ce qu’il ressent. Et selon Frank Hakemulder, chercheur à l’université d’Utrecht (Pays-Bas), «la complexité des personnages littéraires aide le lecteur à se faire une idée plus sophistiquée des émotions et des motivations d’autrui». On conçoit alors l’autre comme un individu particulier et non comme un stéréotype. Autrement dit, lire sculpte notre humanité.
André Malraux visait juste en écrivant que «l’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme». Tant mieux, surtout si on marche pas de bas.