Le garage
Quelque part dans le secteur industriel de Saint-Léonard, à l’est de Langelier et au sud d’Armand-Bombardier – un quartier peuplé d’entrepôts louches où si t’amènes ta date pour une balade au clair de lune, il ne faut pas que tu t’étonnes si elle ne répond plus à tes appels ensuite – il y a le garage de mécanique générale des frères Rosato.
Giovanni et Toni Rosato sont deux Italiens d’origine qui sont à Montréal depuis, semble-t-il, toujours. Ils ont tous les deux cet accent formidable qu’on ne trouve qu’ici: leur français sonne un peu rocailleux, comme s’ils avaient fait leur primaire à Naples, leur secondaire à New York et leur cégep dans Centre-Sud. C’est mon père qui m’a parlé de ce garage et de ses propriétaires, un des endroits qu’il affectionne particulièrement, tellement que c’est à croire qu’il accroche volontairement les poteaux pour avoir quelque chose à faire réparer.
Quand tu vas faire poser tes pneus, les deux copropriétaires te reçoivent dans un petit bureau décoré aux couleurs de Ferrari. Bien malin celui qui pourrait repartir de là en ayant pu résister à l’espresso que Giovanni te propose avec l’insistance d’une nonna qui veut que tu reprennes une 17e portion de pennes all’arrabbiata. Le garage lui-même semble tout droit sorti d’un film : des vieilles Alfa Romeo sont en train d’être remontées, un citronnier en fruits (et en plastique) trône près de la porte pour rappeler que des climats plus cléments existent et un immense puits de lumière tente en vain de mettre un peu d’éclat ensoleillé sur les carrosseries cabossées.
Si tu es un bon client, il y a des chances que les frères Rosato t’invitent à dîner. Dans un genre de ballet précis, les deux frères préparent le nécessaire en se tirant la pipe en franglitalien. Au milieu du garage, sous les voitures montées dans les airs, une table et des couverts sont installés, on ouvre une bouteille de vin, on sort la tapenade maison aux câpres rôties, les pâtes aux moules et au poulpe, l’huile et le pain et on passe à table. Pendant deux heures, les clients qui se présentent doivent attendre que les frères aient mangé. Pas question de mélanger l’huile d’olive et l’huile à moteur.
– Pis, Antouène, comment va ton père?
– Il va bien, il se prépare à partir en vacances en Italie dans quelques jours.
– In Italia?
– Si… euh, j’veux dire, oui.
– Aaaaaaaaaaahhhh, s’exclament les deux frangins, le cœur rempli d’un mélange d’envie et de mal du pays.
Puis tu finis les meilleures pâtes que tu auras mangées cette décennie, tu payes Giovanni qui rédige la facture d’un air nonchalant (il n’y a pas que l’argent qui compte dans la vie) et tu leur serres la main. Toni te raccompagne jusqu’à la rue en te prodiguant des conseils d’entretien. Puis, comme dernier au revoir, il te dit :
– Antouène, tou diras à ton père bon vouayage, oké? Tou lui diras aussi qu’on peut pas prendre des vacances quand on est déjà à la retraite, oké?
– …