Deux révolutions
Peaux de lièvres et mitaines sur le cail. Hier, 27 février, ça a fait tout juste deux ans que Guy est parti.
Deux années à ne pas nourrir ses «rovers», ses écureuils qu’il prenait bibliquement soin de baptiser Charley (à prononcer avec le «tch»), si bien qu’à ses mangeoires piedmontaises destinées aux oiseaux, mais dont le néon «vacancy» brillait toujours pour toute bête équipée de prunelles et d’une petite faim, Guy a bien dû restaurer et surtout tisser une complicité franchement amusée et dénuée de toute hargne avec 150 Charley gras comme du beurre (tous clients réguliers), abonnés aux délices quotidiens que leur prépara mon grand-père pendant 34 ans avec l’assiduité d’une carmélite en rollerblades.
Deux ans. Deux floraisons de pommetiers, dont les bonnes pommes sûrettes ne seraient pas testées. Deux ans de vide intersidéral. À apprivoiser sa disparition. À lui parler quotidiennement, aussi, dans ma tête ou à voix haute et affirmée en m’adressant aux chênes qu’il habite certes, toute gesticulante dans le parc, à faire fi des passants qui ne sont plus impressionnés de croiser âme en vive discussion avec un fil blanc sorti de son coat.
Je n’ai pas de fil blanc. Mais j’ai toujours Guy.
Grands-parents
J’ignore comment s’y prennent les grands-parents, mais qu’importe la vie, cette vie qui nous pousse dans le crâne et l’agenda, et qui creuse doucement ce fossé entre nos étreintes régulières en pyjamas à pattes, à regarder des vues en mangeant du chinois take-out, et cette existence nerveuse d’adulte cousue d’obligations, de prétextes pauvres et d’excuses senties de devoir décliner cette si belle invitation à venir goûter cette poule portugaise et ces pâtisseries françaises (ma grand-mère n’achetait jamais de mille-feuilles, mais bien des « pâtisseries françaises » de chez Steinberg), j’ignore comment ils s’y prennent.
Mais malgré la récurrence quasi translucide (voire inexistente) de nos rapports hors fêtes officielles, ils restent. Avec la même bienveillance. Le même plaisir à préparer une deuxième coleslaw maison parce que la première était trop bonne. Le même regard qui sait cette peine. Qui saisit l’affolement et les vertiges de l’échec. La même confiance tranquille en ton potentiel de petite fille qui se plante souvent. Tout le temps. Même après leur départ. Ils restent. Plus que jamais. Comme si ce lien pourtant abîmé par les années puisait toujours sa force dans nos premiers sourires de Noël.
Je me sens profondément sotte, mais jamais je ne me suis sentie si près de Guy depuis qu’il a fermé les yeux pour la toute dernière fois, dans les bras de sa Ginette. J’essaie de ne pas embrasser cette culpabilité qui ne servirait personne, et qui fâcherait sûrement Guy, dont l’unique souhait consiste nul doute à continuer de me voir parler seule dans le parc et m’adresser occasionnellement aux écureuils, surtout l’écureuil crème du Parc Laurier, le plus vil et le plus pétri de haine pour la race humaine qui soit.
Ce Charley-là aurait sans doute été son préféré. Les cils pleins de flocons de neige, je te salue, Guy. La maxi bise.