Sophie Cadieux et Maxime Denommée: Ceux qui plantaient des arbres
En file vers la caisse d’un Ikea, une femme s’écrie : «Un bébé?!» Son copain lui répond : «Je faisais juste penser.» S’ensuivra une vive discussion sur l’idée d’avoir une descendance «malgré la catastrophe écologique annoncée» qui se poursuivra dans l’auto, en sortant péniblement du stationnement, à la maison, au bar, dans le bain, au zoo. On le fait? Non? Oui? Peut-être? OK? Oui? Mais si? Mais quoi?
Dans Des arbres, ils sont deux. Elle et lui. Elle, c’est Sophie Cadieux. Hallucinante dans le rôle d’une femme qui se questionne, toujours à voix haute, enchaînant les réflexions d’un débit vertigineux, sur… tout. Lui, c’est Maxime Denommée, parfait dans la peau de son amoureux, plus stoïque peut-être. Pas moins inquiet.
Inquiet de potentiellement, éventuellement, peut-être, qui sait, faire un enfant en ces temps de réchauffement climatique. Inquiet, car, au-delà des considérations relatives aux fluctuations de température, à la fonte des glaciers, à l’extinction d’espèces animales qui le préoccupent follement, il y a tout le reste. Les responsabilités éternelles qui viennent avec le fait de mettre un être au monde, les choix à faire sans arrêt, la pression, de soi, des autres.
Des arbres – impeccable traduction québécoise signée Benjamin Pradet de Lungs, du Britannique Duncan Macmillan – est portée par un rythme mitraillette. Les répliques, lancées avec tant de justesse et sans répit, sont entrecoupées de «Oui», de «Non», de «OK» et de moult variantes de positionnement de ces trois mots dans des phrases (pas toujours complètes). «Plus la pièce avance, plus ça va vite, note Maxime Denommée. Comme la fonte des glaces.» «Et comme la vie aussi! ajoute Sophie. Cette pièce, c’est comme un flot.»
Un flot durant lequel on verra ce couple de trentenaires ordinaires, jeans, chemise à carreaux, joli petit pull, décortiquer l’idée d’avoir une famille, se questionner à savoir s’ils sont de bonnes personnes («On regarde des documentaires! On écoute des films sous-titrés!»), y aller d’un commentaire sur l’industrie du disque en cette ère où «plus personne n’achète des vinyles» et se répéter, sans arrêt, qu’ils doivent «se parler». En attendant qu’ils le fassent, Sophie et Maxime nous parlent de la pièce.
Tout théâtre, ou presque, repose bien sûr sur le texte. Mais cette pièce le fait tout particulièrement. L’auteur avertit d’emblée ceux susceptibles de monter Des arbres : «Cette pièce est écrite pour être jouée sur une scène nue. Il n’y a pas de décor, pas de mobilier, pas d’accessoires et pas de gestes mimés. Il n’y a pas de changements de costumes.» Donc pas d’artifices pas de rien. Comment vous abordez ça? C’est sportif!
Sophie Cadieux : Au départ, on voulait vraiment faire un atelier de jeu. Voir ce qui arrive s’il n’y a vraiment rien. Trouver comment faire apparaître tous ces lieux. Tous ces états.
Maxime Denommée : C’est le pouvoir de l’évocation, en fait. C’est ça, la magie du théâtre. On n’a pas besoin de voir un bain. On peut juste s’asseoir à terre, dire : «Je suis dans le bain!» Et on y croit. Ce qui est particulier dans ce texte, ce sont les ellipses. Dans une réplique, on dit : «Reviens après ton travail et apporte du gâteau» et la réplique suivante, c’est : «Tiens.» «C’est quoi?» «Du gâteau.» Le spectateur comprend qu’on est ailleurs, qu’on avance.
S.C. : Le spectateur est vraiment partie intégrante du jeu qui se joue entre les acteurs. Lui aussi doit travailler. Faire ah oui, OK, ça va là, pis maintenant là!
«C’est comme si tu m’avais frappée en pleine face, pis que tu m’avais posé une question de calcul mental pendant que je suis encore à terre.» – Extrait de la pièce Des arbres, dans lequel le personnage de Sophie Cadieux confie à son amoureux, joué par Maxime Denommée, l’effet créé par l’idée d’avoir un bébé.
D’habitude, il faut éviter de s’enfarger dans ses mots sur scène. Là, l’«enfargement» fait partie du texte. «Pis, pis, pis» «que, que, que» «un, un, un», «se débarrasser, pas se débarrasser, mais se débarrasser». Un trip autant qu’un défi?
S.C. : C’est un «enfargement» très, très placé! C’est ça qui est dur avec cette partition : il faut l’apprendre au quart de poil! C’est vraiment : «Oui! C’est sûr! Non! Mais, attends»! En même temps, il faut rester très ouvert à l’autre. Il faut l’écouter et garder notre pensée vivante. C’est comme se taper sur la tête avec une main et faire un rond avec l’autre sur son ventre en même temps. (Rires)
M.D. : Mais c’est quelque chose qu’on connaît. On a déjà travaillé du Dennis Kelly ensemble. Après la fin. Il y a quelque chose qui se ressemble dans les dialogues rythmés. Et dans la dynamique de vieux couple. On est vraiment un vieux couple professionnel. (Rires) Je n’ai pas l’impression de jouer un personnage. Je trouve tellement que c’est… c’est nous autres! Mon costume [pointe sa chemise], c’est ça!
S.C. : Moi, j’AI un personnage! On ne s’entend pas là-dessus. C’est là qu’on est un vieux couple. C’est vraiment drôle! Maxime, lui, amène son linge de chez lui et dit : «Je ne suis pas un personnage!» Moi, je me demande plutôt : «Oh, quel genre de rouge à lèvres elle porterait?»
La pièce aborde le thème de la communication, et de son manque. Les deux n’arrêtent pas de dire il faut se parler, on doit se parler, on en parle là, on va en parler. Mais dans le fond, tout en parlant, ils ne se parlent jamais vraiment…
S.C. : C’est ça qui est intéressant : c’est un couple qui est excessivement axé sur la réflexion, mais leur réflexion n’a pas toujours un impact concret dans leur vie. C’est comme ces gens qui disent : «Nous, on ne veut pas d’auto», mais quand ils vont avoir un bébé, ils pensent : «Mais là, on va avoir besoin d’une voiture qui nous protège!» J’aime cette dichotomie entre des gens super brillants qui réfléchissent à l’impact d’avoir un enfant sur la planète, mais quand vient le moment, ils sont juste bien énervés et ils oublient la majorité de leurs convictions.
Ce qui fait sourire, ce sont toutes les idées de projets qu’ils lancent pour essayer de calmer la panique que fait naître chez eux l’idée d’avoir un enfant : déménager, se marier, changer de métier. Des mécanismes de défense?
S.C. : Ça aussi c’est intéressant: ce sont des gens qui sont très conscientisés, qui devraient être à l’abri du cliché ou du «mode d’emploi». Mais ils ressentent quand même le besoin de «faire la bonne chose». Ça revient à quelques reprises : on devrait faire la bonne chose, on devrait se marier, on devrait s’assurer financièrement…
M.D. : Ils sont obsédés par la question : «Est-ce qu’on est de bonnes personnes?» L’homme dit que oui. Mais la femme, elle, veut quand même savoir : «On est-tu vraiment de bonnes personnes? Ça veut dire quoi, être bon?»
Une de leurs réponses à cette question, «Ça veut dire quoi être bon?», c’est «recycler!»
S.C. : (Rires) Oui! Mais qu’est-ce qu’on peut faire de plus?
M.D. : Planter des arbres!
Justement, ces arbres, et cette idée d’en planter, qui traverse la pièce, qu’est-ce que cela symbolise, selon vous?
S.C. : Je trouve que c’est l’image occidentale du changement. Il y a quelque chose d’emblématique sur la durée. Un arbre prend le temps qu’il a, et il porte, dans ses anneaux, chacune de ses expériences. C’est un beau message, mais c’est aussi une image galvaudée. On est dans le cliché. «On va planter des arbres!» «On va faire une semaine d’intervention au Nicaragua!» C’est noble, mais c’est aussi une façon confortable, occidentale, de s’impliquer.
M.D. : Mais qu’est-ce que tu veux dire? Que c’est déculpabilisant? Parce que c’est quand même quelque chose qu’on peut faire concrètement!
S.C. : Oui, mais ça possède quand même un côté cliché! Cette idée de «je vais changer le monde». Bon, regarde, on n’est pas d’accord!…
M.D. : On est repartis! Comme un vieux couple! (Rires)
Des arbres
À La Licorne jusqu’au 30 avril