Le pétropopulisme freine la transition énergétique
Après chaque rapport du GIEC, on fait face au même constat: les conclusions sont toujours plus alarmantes. Des transformations dans les habitudes de vies de tout un chacun sont nécessaires pour que l’humanité ait une chance de survivre aux bouleversements attendus. Voici un article de Djamila Mones, Doctorante en Sociologie à Université du Québec à Montréal (UQAM)
ANALYSE – Le dernier rapport du GIEC, consacré aux impacts et à l’adaptation au changement climatique, paru en février 2022, est alarmant. Des transformations sociales, politiques, économiques sont nécessaires pour que l’humanité puisse survivre aux bouleversements attendus.
Dans les obstacles au changement, les experts du GIEC pointent spécifiquement la désinformation en Amérique du Nord.
Le Canada est le 5ᵉ producteur mondial de pétrole. Les Canadiens sont aussi parmi les plus gros consommateurs de pétrole au monde. Depuis la découverte des premiers gisements de pétrole en 1947, les économies de l’Ouest canadien se sont profondément transformées, passant d’un modèle agraire à une dépendance structurelle à l’extraction.
Premier secteur émetteur de CO₂ au pays, l’industrie extractive devrait être au cœur des réflexions politiques sur l’adaptation au changement climatique. Or, le changement est encore limité.
En tant que doctorante en sociologie politique, intéressée par les populismes et régionalismes canadiens, je cherche à comprendre les tenants sociopolitiques et sociohistoriques du changement social au Canada.
Un discours politique populiste
Sur ce sujet, le climatoscepticisme n’explique pas la résistance au changement, ce qui ajoute à l’énigme. La réalité du réchauffement climatique est en effet admise par les Canadiens: 83 % d’entre eux reconnaissent que «la planète se réchauffe», dont 70 % des Albertains. De surcroît, 60 % des Canadiens estiment que ce réchauffement est dû au moins en partie à « l’activité humaine ». Enfin, en 2021, un Canadien sur deux était en faveur d’une élimination progressive de l’utilisation des combustibles fossiles.
En réalité, l’un des obstacles majeurs à la mise en place de politiques ambitieuses en matière environnementale tient à la mobilisation d’un discours politique populiste, clivant et réducteur. On a pu parler de pétronationalisme (des pays consommateurs, comme producteurs), tant la question du contrôle des ressources est liée à la construction nationale. D’autres ont évoqué l’émergence d’un pétropatriotisme. Dans le contexte canadien contemporain, je préfère parler de pétropopulisme.
Le populisme est partie intégrante de la culture politique historique canadienne. Cette stratégie rhétorique suppose la construction et la consolidation d’une opposition d’ordre moral, entre un peuple pur et des élites corrompues. Depuis les débuts de la fédération, populisme et protestation politique au Canada ont été arrimés à la question de la libre exploitation des ressources (ainsi du populisme agraire, porté par les fermiers de l’Ouest canadien contre les politiques nationales du gouvernement fédéral).
La crise ukrainienne en renfort
Le pétropopulisme – en anglais, extractive populism est la forme contemporaine d’un mode politique historique. Articulé aux questions pétrolières, il s’agit d’une stratégie rhétorique qui associe le pétrole canadien au «bien», voire au «sens commun». Inversement, il «diabolise» les politiques environnementales, associées aux élites déconnectées. Mobilisé autant par des acteurs politiques conventionnels que par les représentants de l’industrie extractive, le pétropopulisme, forme de «code politique», permet de cadrer le débat acceptable dans un espace politique donné et de limiter l’opposition, disqualifiée comme ennemie de la communauté politique.
Récemment, on a entendu le premier ministre albertain Jason Kenney et des lobbys du secteur, associer leur soutien aux projets de pipelines à une forme d’aide humanitaire auprès des populations européennes dans le conflit russo-ukrainien. Le pétrole canadien serait en fait «éthique», contrairement à celui extrait dans d’autres régions du monde, en Arabie saoudite (« tyranny oil »), ou en Russie. L’appel à l’extractivisme redouble ainsi un discours nationaliste, opposant les « bons » pays aux « mauvais », desquels on devrait se défendre par l’extraction.
Inversement, le pétropopulisme consolide une opposition de type guerrière aux «environnementalistes» soupçonnés, entre autres, d’être opposés aux intérêts de la Province, à la solde de puissances étrangères.
Une extraction pétrolière éthique et réconciliatrice?
L’exploitation participerait aussi de la « réconciliation » avec les communautés autochtones. Selon l’Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP, CAPP en anglais), qui représente les intérêts de l’industrie et 80 % de la production gazière et pétrolière au Canada, l’extraction offre des emplois de qualité et des opportunités commerciales aux communautés autochtones. Leur division interne complexifie cette réalité. En pratique, seuls 6 % des travailleurs du secteur extractif s’identifient comme autochtones: une «coopération» encore limitée, donc.
Dans cette perspective pétropopuliste, l’industrie extractive est également systématiquement associée à la production d’emplois. Pourtant, les revenus nets de l’industrie sont déficitaires et le nombre d’emplois dans la dernière décennie est à la baisse. Ils représentent une part décroissante dans l’ensemble des emplois du secteur de l’énergie au pays. Ce sont aussi, en Alberta, des emplois moins qualitatifs même si plus rémunérés. Ils sont moins syndiqués, moins durables et impliquent plus d’heures travaillées que la moyenne provinciale.
Le pétropopulisme nuit à l’environnement et à la démocratie
Le pétropopulisme est aussi porté des mouvements sociaux issus de la «société civile», favorables aux intérêts de l’industrie. C’est le cas des «Energy Citizens» directement financés par le CAPP; ou de «Canada Action», soutenu par les industries du secteur. Encore peu instruits par la littérature académique francophone, ces mouvements sociaux se sont multipliés ces dernières années. On pense ainsi, dans la dernière décennie, aux «Yellow Vests» et à leur défense des sables bitumineux, aux convois de «United We Roll» (opposés à la taxe carbone) ou au «Convoi de la liberté». Les trois mouvements partagent des organisateurs, un programme idéologique et pour les convoyeurs, sont proches des mouvements séparatistes de l’Ouest canadien.
La transition énergétique semble inévitable. L’Agence internationale de l’énergie a appelé les pays producteurs à renoncer à tout projet pétrolier ou gazier pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Enfin, le Gouvernement canadien, lié par ses engagements internationaux, a annoncé en 2020 le lancement d’un plan climatique renforçant sa cible de zéro émission nette d’ici 2050.
Dans ce contexte, le pétropopulisme pose des problèmes environnementaux et démocratiques. En réduisant les politiques environnementales à un rapport de force défavorable à l’amélioration du territoire national, ce discours restreint considérablement l’espace du dialogue. Il consolide une clôture symbolique entre ce qui est bon et favorable à la nation d’une part; ce qui ne l’est pas de l’autre : la préservation de l’environnement. Le pétropopulisme nuit à une information éclairée sur le changement climatique en Amérique du Nord et bride les possibilités de négociation collective pour une sortie graduelle des énergies fossiles, protectrice de l’emploi. En servant les intérêts de l’énergie extractive associée au bien commun, le pétropopulisme satisfait avant tout des intérêts privés.
De manière plus inquiétante, le pétropopulisme pave la voie à des mouvements sociaux aux financements diffus, aux tactiques problématiques (siège, occupation), qui, au nom de la défense de l’extraction pétrolière, abîment les institutions démocratiques. Ces mouvements sociaux débordent les industries qu’ils soutiennent, jusqu’à mettre en danger les institutions canadiennes. Le Convoi de la liberté l’a bien montré.
Le contexte énergétique, climatique et géopolitique actuel est probablement déterminant pour la transition énergétique au Canada. Souligner les liens entre certains discours et le maintien d’une dépendance énergétique aux énergies fossiles est essentiel pour construire une autre politique énergétique.
Djamila Mones, Doctorante en Sociologie à l‘Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.