L’invasion des profanateurs
Depuis quelque temps, coin Ontario et De Lorimier, est juchée une immense affiche bleu ciel avec une bouteille d’eau Fiji sur une plage. C’est d’une violence! Un coup de poing dans ma face chaque fois que je passe devant! Cette affiche me crie une foule de messages. Me hurle des symboles. Je suis agressé par ce que me dit la bouteille d’eau sur cette affiche. Toute cette malhonnêteté! Le mythe de l’eau en bouteille qu’on veut me rendre naturel et normal! Je m’emporte pour des choses insignifiantes? Ce qui est insignifiant, je m’en contrebalance. Cette affiche est remplie de signes, justement. C’est très signifiant, d’où sa violence.
Une fois démystifié, le message de ce panneau publicitaire est celui-ci: nous avons volé de l’eau potable, l’avons embouteillée dans du «plastoque» au design cool, avons payé des publicitaires qui ont depuis longtemps troqué leur éthique pour une deuxième ligne de coke afin d’inventer des slogans débiles, parcouru plus de kilomètres que Jacques Cartier pour la livrer dans un dépanneur et vous vendre cette aberration écologique alors que vous avez de l’eau «gratisse» qui sort du robinet dans un pays qui en regorge déjà!
Les bouteilles d’eau, le Parti libéral, les Nordiques, les chars, Jacques Villeneuve et les polos Point Zero appartiennent au XXe siècle. Remplaçons tout ça par des idées dangereusement magiques.
Ce qu’on ne lira pas sur cette immense affiche, c’est cette autre vision, celle d’un habitant de l’île Fidji, d’où vient l’eau: «Ils assèchent nos nappes phréatiques, ils se vendent comme une société écolo mais recouvrent nos côtes de bouteilles en plastique et corrompent les fonctionnaires du gouvernement.»
Toute la violence du produit est dissimulée par sa description lyrique. Où a-t-elle grandi? «Dans ce décor idyllique et isolé, l’eau Fiji est puisée d’une nappe phréatique […], d’une forêt tropicale.» Comment? «L’eau se faufile sous la roche volcanique antique.» À ne pas confondre avec les roches volcaniques contemporaines. L’Antiquité goûte meilleur, surtout en matière de roche. C’est mon époque la plus succulente. Sa personnalité? «Douce et lisse en bouche.» Ce n’est pas seulement de l’eau, c’est une nouvelle amie.
«L’eau la plus pure du monde.» La pollution atmosphérique rend notre air irrespirable, nos légumes sont remplis de pesticides, les nouvelles diffusent des déversements de pétrole dans l’océan, on se sent sales et souillés. Alors arrive entre nos mains cette chose divine, immaculée : une eau pure! Non seulement pure mais aussi la plus pure au monde. Y a pure ordinaire, super pure et plus que pure. Comme le Canada: le plus meilleur pays du monde. Une eau qui nous lave et efface nos péchés. Cette eau est une version liquide du saint suaire de Jésus-Christ.
On n’est plus dans la simple publicité. On est dans la mythologie. On dépolitise l’objet. On lui fait perdre le souvenir de sa fabrication. Comme si cette bouteille d’eau était d’ordre naturel. Si on réfléchissait à démystifier tous les symboles qui nous entourent, on pourrait se nettoyer l’intérieur des idéologies bourgeoises, et ce, sans eau pure miraculeuse.