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La peur et les petits couteaux

Mes hommages. Il y a quelques jours, après m’être abandonnée à une chronique à la radio, je me suis payé la traite avec un petit œuf sunny-side-up et une crêpe au sirop. Je m’affairais donc à laisser s’évaporer l’adrénaline et la buée de mes lunettes par la réconfortante présence d’une pancake quand j’ai aperçu le plus scandalisé des grands-pères.

Je me permets de le grand-périser, parce qu’il avait tout ce qu’on espère d’un grand-père dans un casting de film de Noël : chemisier carreauté bien pressé, bretelles, pantalons de velours côtelé qui sent bon le clou de girofle et la lunette au bout du nez, prêt à te conter d’un seul souffle ces après-midis de Grande Dépression où il mangeait des cerises de France avec du sel en compagnie de son amie de cœur à Rawdon. Le plus bienveillant des portraits, j’en aurais tracé.

Mais j’avais tout faux. Cet homme, ce client, assis en face de moi, dans l’exacte mise en scène qu’en aurait faite Yves Desgagnés pour m’émouvoir jusqu’à la miche, portait l’aigreur et l’amertume de 100 Tatie Danielle en sa petite veste de laine. C’est ce que je constatai à la seconde où il agrippa fermement la serveuse par le bras avec l’injonction de toutes les injonctions : «Mes rôties, je les veux bien cuites.» Bien cuites. D’un regard de pergélisol, il prédisait déjà l’incompétence de la jeune femme à griller un ordre de toasts.

Il se refusait à vivre cet instant où ses rôties ne seraient pas «bien cuites» selon les hauts préceptes de la boulange et de l’artisanat du toasteur. Vous savez ce que c’est. Dès lors, une petite tension, discrète mais vive comme un canif dans le flanc, s’installa dans notre section (il faut dire que j’étais seule avec lui, avec tout le loisir de laisser une étrange frayeur me gagner le derme).

Ainsi débuta le grand bal des doléances et des hautes critiques culinaires débitées avec autorité : «Je veux un autre sel que celui-là.» «Mes œufs sont pas bien frisés.» (À défaut d’être brouillés, les siens, il les voulait bouclés comme le petit Saint-Jean-Baptiste.) «J’ai froid.» «Vous devriez être gênés d’appeler ça de la saucisse.»

Et mon favori : «C’est dégueulasse», en faisant la démonstration à la serveuse du bruit de la bouteille de ketchup en plastique qu’on squeeze avec allégresse, vous savez, celle qui semble parfois émettre un violent gaz au moment du sortir de la sauce tomatée. Un son qu’on a pourtant l’habitude de célébrer, mais qui, pour cet homme, était un scandaleux outrage à l’étiquette sonore de su’ Cora.

À ce grand-papa qui a LÉCHÉ son bol de bines tellement il s’est régalé (je vous ai vu), je tenais à dédier ce texte. À lui déposer au crâne ce bienveillant baiser qui lui aurait fait tant de bien, au nom d’une solitude qui se coiffe parfois du bonnet de la rancœur teintée de violence. Une solitude qui ne connaît d’autres mots que la peur et les petits couteaux.
La bise.

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