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Hors du commun: Le grand vide

Chaque semaine, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.

Métro, ligne verte, direction Angrignon. Nous sommes lundi. Il est 12h15.

Un tailleur gris anthracite, une chevelure bien coiffée. Un maquillage discret. Elle porte aux pieds d’élégantes sandales, parce qu’après des mois d’enfermement, on peut, ENFIN, faire prendre l’air à nos orteils.

On la devine architecte, avocate ou travaillant dans une agence de pub.

Elle a la mi-trentaine joyeuse, et discute avec une amie? Une collègue? Ou les deux? Celle-ci correspondant, à quelques détails près, au même profil.

Jusqu’ici, rien d’exceptionnel à signaler.

Puis, soudainement, tout bascule. Notre élégante jeune dame se métamorphose, l’espace d’un sourire.

Et ce qui marque ce revirement, c’est ce sourire auquel il manque une dent. Et pas n’importe laquelle: LA dent. Soit l’une des incisives centrales supérieures.

Et on s’entend sur le fait que l’absence de cette dent, précisément, donne un air des plus tannants. Même à ceux qui sont sages comme des images et dont l’image, justement, est complètement transformée par ce petit trou noir.

Un tout petit orifice qui, à lui seul, peut transformer l’apparence de toute une surface. Comme un mini-cratère qui occulterait la lune. C’est fou comme un tel détail attire toute l’attention.

La dent manquante devient ici un microcosme de toutes les «anomalies» logées au sein d’un monde où l’image et la performance tendent, plus que jamais, vers la perfection.

Notre allure et notre rendement, quoi qu’on en dise, demeurent dictés par la norme et par les modes. Bref, la marginalité dérange toujours, car déroger aux critères communs provoque une dissonance. Malgré le fait que nos esprits aient maintenant accès à tant de connaissances et d’options. Malgré le fait que nous prônions, en apparence, le droit à la différence. C’est une chose de le faire en théorie, c’en est une autre de s’accepter VRAIMENT, ou encore d’accueillir l’autre dans ce qu’il a de non convenu, voire de dépaysant.

En regardant cette femme, on ne peut qu’admettre que son allure dérange. Elle n’a plus 6 ans, et n’en a pas encore 95; conséquemment, elle devrait avoir toutes ses dents!

Son amie, collègue, ou les deux, lui offre une gomme, qu’elle refuse en cachant de nouveau sa bouche d’une main, afin d’éviter aux regards extérieurs d’être confrontés au grand vide vertigineux qui s’y trouve.

La belle dame se sent «dentairement» et entièrement vulnérable. Elle sait que sa crédibilité est minée. Que son charme est pas mal hypothéqué.

Son rendez-vous est déjà pris. Elle ira, dès demain, faire boucher ce mini-gouffre.
Car il prend toute la place.

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