Réjean Ducharme est mort à 76 ans
MONTRÉAL — L’écrivain québécois Réjean Ducharme, auteur de «L’Avalée des avalées» et des «Bons débarras», est décédé dans la nuit de lundi à mardi à Montréal, ont annoncé les Éditions Gallimard. Il avait 76 ans.
L’«enfantôme» avait transfiguré la culture québécoise dans la deuxième moitié des années 1960, avec Michel Tremblay et «L’Osstidcho», notamment, avant de se réfugier dans le plus grand anonymat.
Les Éditions Gallimard ont précisé qu’il avait succombé à des complications liées à un cancer du côlon.
Personnage secret, fuyant le public et les médias depuis 50 ans, jusqu’à sa mort, Réjean Ducharme avait connu un succès foudroyant, à l’âge de 25 ans, lors de la parution de son premier roman, «L’Avalée des avalés», publié en France par la prestigieuse maison d’édition Gallimard.
Romancier, dramaturge, scénariste, parolier — et sculpteur connu sous le nom «Roch Plante» —, Réjean Ducharme était né à Saint-Félix-de-Valois, dans Lanaudière, le 12 août 1941. Son père était chauffeur de taxi, sa mère tenait maison et s’occupait des enfants. Lors d’une entrevue accordée en 1966, à Radio-Canada, ses parents déclaraient ne pas avoir lu ses livres.
Cette année-là, pourtant, l’écrivain était en nomination pour le prix Goncourt, en France, et celui du Gouverneur général, au Canada; il a remporté celui du Gouverneur général. Après avoir travaillé à trois manuscrits, il les avait d’abord proposés à la maison d’édition montréalaise de Pierre Tisseyre, Le Cercle du livre de France, qui les avait refusés. Il s’est alors tourné vers la France: après la lecture des trois textes, Gallimard a choisi de publier «L’Avalée des avalées».
Romancier important et d’une profonde originalité, Ducharme a gardé le voile sur sa vie privée depuis la publication de son premier ouvrage, en 1966. Il habitait dans le quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal, avec sa compagne Claire Richard, qui assurait le lien entre le public et l’écrivain. Sa «protectrice» l’a précédé dans la mort l’été dernier. Même si plusieurs personnalités du monde artistique connaissaient son lieu de résidence, tout le monde respectait l’intimité de l’écrivain.
Seules quelques rares photos de lui circulaient depuis le début de sa carrière.
Adolescents meurtris
Réjean Ducharme avait fait ses études au juvénat des Clercs de Saint-Viateur et à l’École polytechnique de Montréal, qu’il avait quittée au bout d’un an. «J’ai souffert six mois à l’École Polytechnique de Montréal», écrira-t-il plus tard. «À l’école, j’étais toujours le premier à partir. Je n’y allais pas souvent et j’y restais le moins longtemps possible.»
Son oeuvre phare, «L’Avalée des avalés», présente le monologue intérieur de la jeune Bérénice qui, rejetant le monde des adultes et les valeurs traditionnelles, invente le «bérénicien», une langue asociale et incompréhensible. Ducharme mettra souvent à l’avant-scène des personnages d’adolescents farouchement individualistes, à la recherche de savoir et d’amour dans un monde qu’ils considèrent restrictif et hypocrite.
Ainsi, «Le Nez qui voque» (1967) est le journal d’un adolescent qui a conclu un pacte de suicide avec sa petite amie afin d’éviter les compromis de la vie adulte. Dans «L’Océantume» (1968), deux jeunes filles se détournent du monde adulte pour partir ensemble en voyage à la mer. «La Fille de Christophe Colomb» (1969) est une parodie épique versifiée en quatrains rythmés, tandis que dans «L’Hiver de force» (1973) et «Les Enfantômes »(1976), les héros sont plus âgés mais tout aussi intransigeants.
Ses pièces de théâtre, comme ses romans, font appel à une forme particulière de langage, peuplée de jeux de mots et de métaphores. Parmi ses oeuvres théâtrales, on retrouve «Le Cid maghané» (1968), «Le Marquis qui perdit» (1970) et «Prenez-nous et aimez-nous» (1968), reprise et publiée sous le titre «Inès Pérée et Inat Tendu» (1979). En 1982, «Ha ha!», une pièce mettant en scène quatre personnages partageant un appartement, lui a valu le prix du Gouverneur général.
Pas de joual
Contrairement à plusieurs de ses contemporains, Réjean Ducharme n’écrivait pas en joual, bien que des expressions locales ou des jurons québécois apparaissaient parfois dans son oeuvre.
Il a aussi écrit, à titre anonyme, les paroles de plusieurs chansons de Robert Charlebois et de Pauline Julien, ainsi que les scénarios des films «Les Bons Débarras» (1979) et «Les Beaux Souvenirs» (1981), de Francis Mankiewicz. Parmi ses dernières publications, on retrouve «Dévadé» (1990), «Va savoir» (1994) et «Gros mots» (1999).
Pour gagner sa vie, Ducharme a été chauffeur de taxi (comme son père), correcteur d’épreuves et sculpteur. Ses «tableaux-collage», qu’il appelait «trophoux» (pour trophée et fou), sont signés du nom de Roch Plante. Il les composait à partir des déchets et des débris qu’il glanait lors de promenades dans les rues de Montréal.
Gallimard a d’ailleurs précisé mardi que Les Éditions du Passage devaient publier en septembre, sous le titre «Le Lactume», une série de 199 dessins perdus et retrouvés que Réjean Ducharme avait réalisés entre 1965 et 1966. L’éditeur devait décider mardi de la date de parution de ce «Lactume».
Avant de publier des romans, Réjean Ducharme s’était rendu dans l’Arctique avec l’Aviation canadienne en 1962. Il avait également voyagé au Canada, aux États-Unis et au Mexique en auto-stop, en 1965. Son seul commentaire: «C’est fatigant.»
Ses sujets de prédilection et le secret qui entoure la vie intime de l’auteur ont exacerbé plusieurs comparaisons entre Réjean Ducharme et l’écrivain américain J.D. Salinger. Ce dernier vécut toutefois en réclusion totale et ne publia rien pendant des décennies, contrairement à Ducharme.
L’auteur fantôme a récolté plusieurs prix, dont le Québec-Paris, le prix Gilles-Corbeil et le prix Athanase-David — des prix qu’il n’est jamais allé quérir lui-même.
Le réalisateur Jean-Philippe Duval avait dressé un portrait de l’auteur dans un documentaire intitulé «La Vie a du charme», en 1992, inspiré essentiellement des écrits de Réjean Ducharme.
En 2000, l’écrivain avait été nommé officier de l’Ordre national du Québec. Et en 2016, la parution de «L’Avalée des avalés», 50 ans plus tôt, a été désignée «événement historique» par le gouvernement du Québec, en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel. La publication du roman de Ducharme rejoignait ainsi une liste d’événements marquants de l’histoire du Québec, tels que l’arrivée des «Filles du roy» en Nouvelle-France, la signature du traité de Paris ou la Deuxième Guerre mondiale.
«La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut», a-t-il déjà écrit.