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Vice News perd en Cour suprême

Vice Media reporter Ben Makuch leaves Ontario Superior Court in Toronto on Monday, Feb. 29, 2016. RCMP are trying to force Vice to turn over materials related to interviews Makuch did in 2014 with suspected terrorist, Farah Shirdon, of Calgary. THE CANADIAN PRESS/Colin Perkel Photo: THE CANADIAN PRESS
Mélanie Marquis, La Presse canadienne - La Presse Canadienne

OTTAWA — Un journaliste de Vice devra remettre à la GRC le matériel qu’il avait recueilli auprès d’un membre présumé du groupe armé État islamique pour écrire une série d’articles, a tranché vendredi la Cour suprême du Canada.

Le plus haut tribunal au pays a penché en faveur de la police fédérale dans une décision unanime assortie de précisions sur l’application d’ordonnances de communication dans le cas de matériel journalistique.

Le journaliste au centre de cette affaire, Ben Makuch, s’est dit «profondément déçu par le jugement d’aujourd’hui, pas seulement comme appelant dans cette cause ou comme journaliste, mais comme citoyen du Canada».

«C’est véritablement un jour noir pour la liberté de presse à travers le monde à un moment où le journalisme est incontestablement attaqué partout», a-t-il ajouté dans cette déclaration publiée sur son compte Twitter.

Le reporter avait publié en 2014 dans le magazine Vice une série d’articles entourant l’implication d’un Canadien, Farah Shirdon, au sein de Daech (groupe armé État islamique) en Iraq et en Syrie.

Ses trois textes s’appuyaient en grande partie sur des échanges avec le présumé membre de Daech, lequel aurait été tué dans une frappe aérienne en 2015, par le biais d’un service de messagerie.

Le journaliste Makuch a communiqué avec l’individu via Kik Messenger, une plateforme de messagerie instantanée. Puisque Kik ne conserve pas le contenu des messages, les seules traces des échanges étaient sur les appareils des parties aux conversations.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a réclamé ces données, qu’elle a présentées comme étant essentielles à une enquête criminelle. Le journaliste a cependant été sommé de le faire tant par la Cour supérieure de l’Ontario que par La Cour d’appel de la province.

Les juges de la Cour suprême devaient ainsi se prononcer sur l’équilibre entre le droit de l’État à enquêter en matière criminelle par rapport au droit des journalistes à voir leur vie privée respectée dans l’exercice de leur métier.

Dans la décision signée par le juge Michael Moldaver, on tranche que dans ce cas, «l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes présumés et à poursuivre leurs auteurs l’emporte sur le droit des appelants à la confidentialité des renseignements (…)».

Le juge note que «la communication des renseignements recherchés ne révélerait pas l’identité d’une source confidentielle; aucune communication faite « à titre confidentiel » ou « sous le couvert de l’anonymat » ne serait divulguée».

Il ajoute que «la source a utilisé le média, en tant en quelque sorte que porte-parole pour elle, afin de rendre publiques ses activités auprès d’un groupe terroriste et de diffuser ses idées extrémistes».

Et «l’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes présumés — qui comprennent des infractions graves de terrorisme — et à poursuivre leurs auteurs pèse lourd dans la balance», écrit le juge Moldaver dans les motifs de la décision.

L’arrêt de vendredi est unanime, c’est-à-dire que les juges sont d’accord sur le fait que le journaliste Makuch doit remettre son matériel à la police fédérale. Il compte cependant deux argumentaires: ceux de la majorité de cinq juges et ceux des quatre autres.

Les majoritaires estiment toujours «convenable» le cadre d’analyse d’une cause antérieure sur le traitement de demandes de délivrance d’ordonnances pour les médias. Les minoritaires, dont fait partie le juge en chef Richard Wagner, proposent un cadre plus strict.

Loi sur les sources

Le jugement rendu vendredi ne porte pas sur la confidentialité des sources. «Fait crucial, rien ne suggère que tout ce que la source a dit était destiné à être révélé « à titre confidentiel » ou compris comme tel», insiste-t-on.

Le cadre d’analyse ne tient par ailleurs pas compte de la Loi sur la protection des sources journalistiques récemment adoptée au Parlement, les événements en cause s’étant déroulés avant son entrée en vigueur, en 2017.

Maintenant qu’elle l’est — et alors que la Cour suprême s’apprête à entendre une autre cause sur cet enjeu, celle impliquant la journaliste Marie-Maude Denis —, les journalistes jouiront d’une protection encore plus costaude, croit le sénateur Claude Carignan, le parrain de la loi.

«Il y a des éléments qui sont rassurants; si je cumule les commentaires des juges sur l’importance de la presse (…) avec l’état du droit en vertu de la nouvelle loi, je pense qu’on a une bien meilleure protection des sources journalistiques», a-t-il souligné en entrevue.

Dans ses motifs, le juge Moldaver mentionne que «comme le paysage juridique (…) a changé et qu’il existe maintenant un nouvel élément législatif qui n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire», l’approche dans l’affaire Makuch se devait d’être «étroite» et limitée «aux questions soulevées par les parties ici et devant les tribunaux d’instances inférieures».

La FPJQ «déçue»

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) aurait préféré que la balance penche de l’autre côté, a signalé en entrevue le vice-président de l’organisation, Jean-Thomas Léveillé.

«On aurait souhaité que la Cour suprême vienne plutôt renforcer le principe qui veut que c’est très important de protéger le matériel journalistique», a-t-il affirmé, plaidant pour que le public et les sources sachent «que les médias ne sont pas un autre bras de l’État».

Ceci dit, «on ne déchire pas notre chemise» — car même si «on aurait espéré autre jugement que celui-là», les magistrats y soulignent malgré tout «l’importance de protéger le matériel journalistique», a exposé M. Léveillé.

Chez Reporters sans frontières, on s’est dit «alarmé» par la décision du plus haut tribunal du Canada.

«Forcer un journaliste à remettre ses communications avec une source pour les besoins d’une enquête policière porte directement atteinte à l’indépendance que les journalistes doivent avoir pour remplir leur rôle dans la collecte d’informations», peut-on lire sur le compte Twitter de l’organisation.

En vertu de la décision de la Cour suprême, Ben Makuch devra néanmoins le faire, faute de quoi il pourrait être accusé d’outrage au tribunal.

Réactions politiques

Au gouvernement, le ministre François-Philippe Champagne n’a pas voulu commenter une décision qui venait de tomber, mais il a insisté sur le fait que les principes libéraux «de défendre la presse, défendre la liberté de presse, défendre les journalistes» ont toujours «été clairs».

Le néo-démocrate Alexandre Boulerice est pour sa part d’avis que «les lois actuelles au Canada ne protègent pas assez le travail journalistique», mais au sujet du jugement, il a dit que «si la Cour suprême est unanime, il doit y avoir des bons fondements».

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