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«Ce n’est pas facile d’être jeune, d’être femme et d’être écrivaine en Haïti»

Photo: Collaboration spéciale

Placée sous le thème «Femmes et histoire», la 11e Journée du livre haïtien, qui aura lieu samedi, sera l’occasion de réfléchir à la place des femmes dans cette île antillaise.

«Ce n’est pas facile d’être jeune, d’être femme et d’être écrivaine en Haïti», résume l’écrivaine et journaliste Martine Fidèle, co-porte-parole de l’événement.

Dans un pays où la figure de l’écrivain est essentiellement masculine, les femmes qui prennent la plume se butent souvent à l’indifférence du milieu littéraire, voire à une certaine hostilité.

Pour remédier à la situation, l’auteure a jeté un premier pavé dans la mare: Écorchées vivantes, ouvrage collectif qu’elle a dirigé et qui regroupe les voix de neuf jeunes auteures haïtiennes. Neuf plumes, neuf voix de femmes blessées qui abordent des thèmes tabous: sexualité, prostitution, agression, suicide, meurtre, avortement…

«Il n’y avait pas de thèmes imposés, précise la romancière, qui compte trois ouvrages à son actif dont le roman Double corps, paru en 2015. Chaque auteure a envoyé son texte et c’est lorsqu’on les a assemblés qu’on a constaté qu’on trouvait dans chacun le même fond de blessures et de révolte. D’une nouvelle à une autre, on retrouve une femme blessée, mais une femme qui essaime aussi des bulles d’espoir. Si ce n’est pas pour elle-même, ce sera pour sa fille.»

«Écorchées vivantes, c’est une façon de dire qu’on est blessées, mais qu’on refuse de se taire. C’est une façon de dire que rien n’est facile, mais qu’on est debout et qu’on avance. C’est se dresser contre la société et tout ce qui la gangrène: prostitution, rapports de corps et d’oppression, etc. C’est une voix forte pour dire qu’il y a des jeunes femmes en Haïti qui font de l’écriture un lieu de résistance. Le message que nous avons lancé, c’est que nous sommes plus que nos corps, plus que nos blessures, plus que nos exclusions, nos interrogations et nos peurs.»

Le livre, publié en 2017 chez Mémoire d’encrier, a déjà contribué à faire de la place pour les voix féminines, selon Martine Fidèle.

«Il y a beaucoup de questionnements autour de la place des femmes ces derniers temps. Ça ne passe pas uniquement par la littérature, mais aussi par le théâtre, le cinéma. Il y a tout un mouvement autour de la chose.»

«Mais on ne va pas se mentir, c’est une présence qui demeure assez timide. Les places à la table sont encore occupées majoritairement par des hommes. Écorchées vivantes, ç’a un peu changé les choses. Neuf femmes dans un livre, ce n’est pas rien. C’est comme un manifeste», constate la femme de lettres, qui travaille déjà à un autre recueil regroupant cette fois une quinzaine d’Haïtiennes.

«Il faut revendiquer le droit de rêver, il faut revendiquer le droit d’exister. Il faut tout le temps s’inventer des chemins parallèles.»

«Haïti vit toujours un sous-développement chronique qui est lié à son histoire de première république noire du monde, née d’une révolte contre l’esclavage.» – Denyse Côté, sociologue à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)

La Journée du livre haïtien, qui regroupe une trentaine d’auteurs et plus de 20 maisons d’édition, est aussi un moyen de mesurer les progrès et les défis de ce pays qui reste marqué par les séquelles du séisme de 2010.

«Après le tremblement de terre, l’humanitaire est débarqué avec ses façons de fonctionner. Bien que, dans leurs procédures, les ONG doivent consulter les groupes locaux et s’allier à ceux-ci, dans les faits, les travailleurs humanitaires ont occupé tout le terrain, précise Denyse Côté, sociologue et codirectrice de l’ouvrage Déjouer le silence, contre-discours sur les femmes haïtiennes, qui sera lancé samedi. Ils sont arrivés avec leur culture, avec une façon de faire qui n’avait pas été testée en Haïti et avec beaucoup plus de moyens que les organismes locaux.»

Malgré ses bonnes intentions, l’aide internationale est souvent venue déstructurer le mouvement féministe local, estime la professeure de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), qui, dans le cadre de ses recherches, s’est principalement intéressée aux interventions en matière de violence faite aux femmes en Haïti et au fossé qui s’est creusé après le séisme entre les acteurs étrangers et les intervenants locaux.

«Pendant la période humanitaire, qui s’est poursuivie jusqu’en 2014 ou en 2015, le financement a été difficile à obtenir pour les groupes locaux, qui œuvraient pourtant depuis presque 30 ans. Les organismes internationaux sont aussi arrivés avec une grande méconnaissance des interventions faites dans le passé et des initiatives locales, comme le plan national de lutte contre la violence faite aux femmes.»

Une situation qui fait écho au passé colonial de l’île et qui est souvent durement ressentie par le peuple haïtien.

«Beaucoup de récits, avant et après le séisme, abordent la question de la présence étrangère en Haïti, confirme Martine Fidèle. L’étranger, dans sa posture d’aidant international, prend finalement beaucoup à même nos corps et nos têtes.»

En ce sens, la littérature, qu’elle soit romanesque ou scientifique, peut-elle servir à décoloniser les esprits?

«Au Québec, on nous renvoie souvent une image misérabiliste d’Haïti, mais je pense qu’il est en train d’émerger une nouvelle génération d’Haïtiennes et d’Haïtiens intéressés à produire des analyses sur leur société, croit Denyse Côté, qui est en contact avec les mouvements féministes de la perle des Antilles depuis presque 30 ans.

«Je crois qu’il est important de rendre accessibles aux lecteurs francophones, qu’ils soient suisses, français, belges ou québécois, une littérature avec un discours des Haïtiens sur eux-mêmes.»

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