BD: On ne rit plus à Saint-Henri
«Malgré tout, on rit, à Saint-Henri», chantait Raymond Lévesque au siècle dernier. Ce «tout», c’était la pauvreté, les problèmes sociaux. Aujourd’hui, malgré un nouveau «tout» – soit les condos et les nouveaux restos apparus dans le quartier –, les personnages de Quand je serai mort n’ont pas de quoi rire.
Ils sont ex-détenu, itinérant, travailleuse sociale, proxénète ou danseuse. Ils sont impliqués de près ou de loin dans une sordide histoire de vengeance. Celle de Léon (dit Obman), qui, après avoir purgé 10 ans de prison pour un crime qu’il n’a pas commis, cherche à se faire justice lui-même.
L’intrigue de ce roman graphique se passe principalement à Saint-Henri. On y reconnaît les lieux emblématiques du secteur : le marché Atwater, le canal de Lachine et la vieille usine de la Canada Malting. Mais, vous l’aurez compris, ses protagonistes sont à mille lieues des jeunes professionnels tout sourire qui habillent les pubs de condos.
Pour Laurent Chabin, auteur de nombreux romans noirs, il allait de soi de situer ce récit tordu dans ce quartier du Sud-Ouest qu’il habite depuis une dizaine d’années. «Je ne peux pas m’imaginer quelque chose qui se passe ailleurs qu’où j’habite. Et puis, ce décor industriel est très propice au polar», explique-t-il.
Montréal, décrite en quatrième de couverture comme «ville merveilleuse qui craque de partout, avec son maquillage qui coule et ses dessous pas très propres», habite chaque page de ce roman graphique aux tons de gris. «On s’est dit dès le départ que la ville est comme un personnage dans l’album», commente son illustrateur, Réal Godbout, pionnier de la BD québécoise.
La ville change, et Quand je serai mort en rend compte. Obman ne reconnaît plus son quartier après 10 ans de prison. Jeff et Simone, un couple d’itinérants, campent sur le dernier terrain vacant du secteur. «D’ailleurs, le campement qui a inspiré ce lieu, c’est fini, laisse tomber l’auteur. On y est allés et il y a maintenant des condos.»
«Les images montrent un Montréal en voie de disparition», résume son collègue, qui a immortalisé sur papier tavernes, bars de danseuses et autres appartements bas de gamme où se déroule l’intrigue.
Dans ce Montréal, les anticonformistes occupent le devant de la scène. «Mes romans mettent systématiquement en scène des marginaux, qu’ils soient pauvres ou riches. C’est ce que j’aime, lance Laurent Chabin en riant. Ils sont libres; ils essaient; ils n’obéissent à personne; ils font leur affaire.»
Autre chose que l’auteur fait systématiquement : mettre en scène des personnages qui se font justice à eux-mêmes. «C’est une manie chez moi, plaisante-t-il. Ça s’appelle des romans policiers, mais il n’y a jamais de policiers dans mes romans. Ce sont toujours des gens qui agissent par eux-mêmes, parce qu’il n’ont pas confiance au système». Avec raison, selon lui.
Travail d’équipe
Quand je serai mort est le résultat d’une première collaboration entre Laurent Chabin et Réal Godbout. «J’avais fait des scénarios de BD jeunesse, mais c’est ma première pour adultes, précise le premier. Et c’est vrai que ce n’est pas du tout le même travail qu’en roman.»
Ce fut l’occasion pour les deux artistes expérimentés d’apprendre l’un de l’autre. «Il y a des choses que je décrivais qui ne se dessinent pas, et ça ne m’avait pas effleuré l’esprit», poursuit l’auteur, donnant en exemple l’idée d’un personnage qui fait non de la tête. «Réal m’a dit : “On n’est pas dans un dessin animé”.»
En riant, son collègue affirme pour sa part avoir apprécié la liberté que Laurent Chabin lui a laissé dans le découpage et la mise en scène de l’histoire.
«La raison pour laquelle ça s’est bien passé, c’est qu’on connaît chacun bien notre métier, analyse Laurent Chabin. Moi, je ne suis pas visuel du tout; je suis incapable de décrire ce que je vois.»
Les images détaillées de Quand je serai mort en disent long sur le récit, souvent bien plus que les mots. Ce qui a plu à l’auteur : «Réal a réussi à faire un découpage sans paroles, mais qui est 100 fois plus efficace que s’il y avait eu des cases disant : “Anita pense ceci, ou cela…”», dit-il, citant une scène en particulier.
Lui renvoyant les fleurs, le dessinateur rétorque : «Ce que j’ai apprécié dans le travail de Laurent, c’est comment il peut ficeler une intrigue très efficace. J’en ai fait, du scénario; j’en ai écrit, des histoires, mais les miennes sont généralement plus éparpillées. Ici, ça déboule du début à la fin. Il reste des mystères, mais tout finit par être expliqué au bon moment.»
Ces mystères, ces questions qui demeurent en suspens, Laurent Chabin y tient dur comme fer. «Les grandes BD et les grands romans ont des petits détails qui ne marchent pas, sans quoi c’est trop lisse. C’est là où notre histoire nous dépasse. Moi, je suis persuadé que Simone a déjà vu Obman, même si elle dit le contraire. C’est important pour moi de laisser des petits trous comme ça où le lecteur se dit : “Là, on me mène en bateau”.»
Quand je serai mort
En librairie le 8 août 2019
Aux éditions La Pastèque