«Nelly & Sylvia»: rencontre posthume entre écrivaines
Deux femmes, deux voix, deux époques, mais un même désir: celui d’être entendue. Les écrivaines Nelly Arcan et Sylvia Plath se rencontrent pour deux soirs sur la scène du Festival international de la littérature (FIL).
Entre ces deux femmes de lettres aux destins tragiques, il y a l’autrice et journaliste Claudia Larochelle, qui a imaginé le spectacle et en a articulé les dialogues à partir d’extraits tirés de leurs œuvres respectives.
Amie intime de Nelly Arcan, elle voulait faire résonner à nouveau la voix de celle qui a bouleversé la scène littéraire québécoise avec Putain et Folle, notamment, avant de s’enlever la vie en 2009, en plein FIL justement.
«Je savais que c’était les 10 ans de sa mort cette année, j’avais vu venir le coup, explique avec émotion Claudia Larochelle. J’ai dit à Michelle Corbeille [directrice artistique du FIL] que peu importe comment, il fallait que sa parole soit mise à l’ordre du jour. Cependant, je ne voulais pas que ce soit la voix de Nelly toute seule. J’avais envie de la faire dialoguer avec quelqu’un, et Sylvia Plath s’est imposée. Parce qu’il y a un parallèle évident à faire entre les deux.»
Bien sûr, les deux femmes ont vécu des épisodes dépressifs avant de se suicider, mais, au-delà de leur mal de vivre et de leur choix de se donner la mort, ce sont avant tout de grandes plumes qui ont exploré la condition féminine et dénoncé l’aliénation qu’elles subissaient en tant que femmes.
«Nelly vivait dans un carcan et Sylvia aussi. Elles menaient des combats assez similaires, mais à des époques très différentes. C’est assez évident qu’elles appartiennent à la même lignée de grandes femmes de lettres», estime Claudia Larochelle, qu’on peut entendre et voir sur les ondes de Radio-Canada à titre de chroniqueuse littéraire.
Nelly Arcan et Sylvia Plath, interprétées respectivement par Évelyne Brochu et Alice Pascual, discuteront donc par textes interposés d’amour, de création, de mélancolie, d’amitié et de mort, dans une mise en scène signée Alexia Bürger.
«Ces deux univers sont des vases communicants avec des eaux très différentes. C’est la rencontre de ces eaux qui produit quelque chose d’unique, illustre la comédienne Évelyne Brochu. Les thématiques sont les mêmes, mais l’angle de Nelly est plus matériel, plus physique, alors Sylvia a quelque chose de plus poétique, de plus éthéré. C’est comme si la Terre et le ciel se frappaient l’un contre l’autre.»
«Nelly et Sylvia partagent le même désir d’égalité et de libération des femmes, mais à des étapes différentes. Elles ont trouvé dans l’écriture un moyen de sortir de leur étouffement.» -Alice Pascual, interprète de Sylvia Plath dans le spectacle Nelly & Sylvia.
Deux époques, même combat
Les deux femmes sont évidemment le produit de leur époque.
Pour Plath, c’était l’Amérique conservatrice des années 1950, où la place des femmes se résumait au foyer familial et à la maternité.
Un univers bien trop réduit pour l’autrice et poète, qui a mis fin à ses jours en 1963, peu après la publication de son seul roman, La cloche de détresse (The Bell Jar).
«Dans un de ses textes, elle dit: “Entre le pot-au-feu et le ragoût, mon âme se meurt.” Ça résume tout le cloisonnement de la femme dans l’espace domestique, soutient Alice Pascual. C’est une époque où les féministes se sont mises à dire que la sphère privée était aussi politique et qu’il fallait en parler ouvertement. Je ne sais pas si c’était conscient ou non, mais Sylvia Plath a complètement participé à cet éclatement. Elle l’a incarné et sublimé.»
Quant à Nelly Arcan, elle a vécu dans le matérialisme et la superficialité des années 2000, elle qui a trop souvent été réduite à son image sulfureuse, au détriment de ses talents d’écrivaine.
«C’est quelqu’un qui a nommé les paradoxes féminins et les tensions internes de l’expérience féminine, rappelle Évelyne Brochu. Il y a beaucoup de tensions dans ce qu’elle écrit: le rapport au corps, à la fois célébré et méprisé, la compétition entre femmes, qui nous est imposée, mais à laquelle on participe volontiers, le rapport à la maternité, perçu comme quelque chose de primaire et de fondateur dans ce qui fait la femme, mais qu’on a envie de repousser…»
Selon Claudia Larochelle, l’écart de générations entre les deux femmes a peu d’importance, comme si elles participaient à un long combat qui est toujours à mener.
«La différence d’époque ne paraît pas tant que ça quand elles discutent, comme si le monde n’avait pas tellement évolué à bien des égards. Elles vivent toutes deux dans une société dominée par le culte des apparences, dans une société où elles ne sont pas libres de leurs choix, où elles doivent se conformer à des règles et à des normes sociales.»
C’est donc la volonté de ces deux femmes d’aller à contre-courant qu’ont décidé de célébrer les créatrices du spectacle, qui est lumineux par moments.
«On sent l’engagement dans ces textes. Quand on les lit, les morts se réveillent!, souligne Alice Pascual. On y entend la vie, pas la mort. On y sent parfois la tristesse, mais surtout la vie et la puissance de ces femmes.»
Éternelle Nelly
Dix ans après sa mort, Nelly Arcan continue d’inspirer le milieu artistique québécois.
Au spectacle Nelly & Sylvia s’ajoutent le roman Mon ennemie Nelly, de Karine Rossa, paru en août, le film Nelly, d’Anne Émond (2016), et la pièce La fureur de ce que je pense, de Marie Brassard (2013).
«Je pense que sa parole est encore essentielle, pertinente et percutante aujourd’hui, soutient Claudia Larochelle, qui a consacré à son amie l’ouvrage collectif Je veux une maison faite de sorties de secours. Je pense qu’on est mieux armé pour la comprendre aujourd’hui qu’au début des années 2000. On a évolué.
«J’ai l’impression de poursuivre le dialogue avec elle. Je m’étais fait la promesse que jamais on ne l’oublierait. Je n’ai pas eu besoin de faire quoi que ce soit, parce qu’on se la rappelle beaucoup. Et c’est tant mieux.»
Nelly & Sylvia
Spectacle d’ouverture du FIL 2019
Vendredi et samedi à la 5e salle de la Place des Arts