Fondation Phi: regarder la musique et internet nous questionner
Deux nouvelles expositions individuelles viennent d’investir la Fondation Phi. L’une place la musique au cœur des relations humaines, l’autre interroge notre rapport à l’internet. Métro a pu participer à la visite guidée en compagnie des artistes Phil Collins et Eva & Franco Mattes.
«Burn down the disco, hang the blessed DJ, because the music that they constantly play, it says nothing to me about my life […] hang the DJ, hang the DJ, hang the DJ, hang the DJ…» Ces paroles résonnent à peine franchi le pas de la porte de la Fondation Phi pour l’art contemporain – auparavant appelé DHC/ART. Dans un musée, il est intrigant d’écouter très fort Panic, Ask ou There Is a Light That Never Goes Out, du mythique groupe de rock britannique des années 1980 The Smiths.
The World Won’t Listen est une de ses compilations, mais également une installation vidéo de Phil Collins. «Après avoir passé du temps en Colombie, j’ai été surpris de voir à quel point la musique de The Smiths avait voyagé», se rappelle-t-il. De 2004 à 2007, l’artiste s’est rendu à Bogota, à Istanbul et à Jakarta, où il a demandé à des fans d’interpréter et de se réapproprier les chansons de The Smiths, dont la notoriété mondiale est intarissable. Le matériel a ainsi été créé sur mesure pour les besoins de l’œuvre, alors que, dans les karaokés, «la place n’était occupée que par les Tina Turner, Elton John et Phil Collins» (l’autre, celui de Genesis).
Le choix de The Smiths est loin d’être anodin pour lui, qui espère montrer, par l’intermédiaire de The World Won’t Listen, la nature fédératrice, mais aussi évolutive de la musique. «Dans un monde de divisions absolues et de violences sociales et politiques, Morrissey [ancien chanteur du groupe] a pris un tournant radical en soutenant une idéologie d’extrême droite et néo-fasciste, mais sa musique reste populaire. Qu’est-ce que cela signifie?» soulève Phil Collins.
Conscientisation autour de la culture populaire
Pour Cheryl Sim, commissaire de l’exposition, le travail de Phil Collins «met en lumière la culture populaire à travers différentes communautés et pratiques sociales». L’installation, qui diffuse en simultané trois prestations de karaoké, fait jurer la générosité des chanteurs amateurs colombiens, turcs et indonésiens avec les propos anti-immigration de Morrissey.
The World Won’t Listen entraîne une certaine prise de conscience de nos contradictions. Après tout, le karaoké, dont la pratique est très répandue, ne serait-il pas un moment de partage, «où tout est une question d’erreurs et de “remplacement” de ce qu’on connaît?» demande l’artiste.
De leur côté, Eva & Franco Mattes ont pour principale source d’inspiration l’internet. Instagram, Facebook ou encore Snapchat, ces applications ultra-populaires de partage de photos, nous permettent d’illustrer notre quotidien sous le regard – pas toujours bienveillant – du monde entier. La récente installation vidéo du duo, Riccardo Uncut, commandée par le Whitney Museum de New York, agit comme un véritable miroir de notre société, reprenant le principe «voyeuriste» de ces réseaux sociaux.
Eva & Franco Mattes se sont procuré, pour la somme de 1000$ US, le téléphone intelligent d’un inconnu, en l’occurrence celui de Riccardo, et ont eu accès à l’ensemble de ses 3000 photographies prises de 2004 à 2017, les rendant par la même occasion publiques.
Cette fresque est un portrait intimiste de Riccardo dans lequel nous sommes invités à plonger sans retenue, un peu à la manière dont nous consultons Instagram le soir avant de nous endormir. Sauf qu’ici, nous ne sommes plus seuls derrière notre écran, mais bien accompagnés d’autres spectateurs pour une projection aux airs de cinéma sur la chanson au titre évocateur de Jeanne Moreau, Each Man Kills The Things He Loves.
Une vie privée si publique
Lorsqu’il raconte sa première rencontre avec Riccardo, Franco Mattes avoue qu’elle a été bizarre: «Nous ne nous étions jamais vus, mais Eva et moi savions tout de sa vie. Nous avons même voulu lui demander comment allait sa mère. Quand on n’a jamais rencontré quelqu’un, mais qu’on en sait beaucoup sur sa vie privée, c’est un sentiment dérangeant.» Et, poursuit-il, «quand on y pense bien, c’est très rare de voir absolument toutes les photos de quelqu’un. On ne prend pas le téléphone de son partenaire, par exemple, pour regarder 13 années de photos; ça ne se fait pas.» Ramenée à la réalité, la pratique paraît effectivement intrusive…
Si beaucoup de gens demandent à Eva & Franco Mattes pourquoi Riccardo a accepté de rendre publique sa vie privée, leur réponse est simple: ils n’en savent strictement rien. «Nous pouvons en revanche nous demander pourquoi chacun d’entre nous le fait gratuitement sur les réseaux sociaux. Est-ce par ennui? divertissement? narcissisme?» La réponse demeure ouverte.
Les deux expositions de la Fondation Phi, riches d’une quinzaine d’installations, ont le point commun de nous questionner sur la façon dont nous sommes connectés les uns aux autres, de mettre en perspective notre rapport, souvent social et parfois politique, à la musique et à l’internet. Phil Collins, qui croit par ailleurs que la musique fait partie de la culture montréalaise, conclut sur une note humoristique : «Le fait ridicule que je m’appelle Phil Collins m’a amené la reconnaissance des fans de l’autre Phil Collins. Lorsque je dis comment je m’appelle aux gens qui ne me connaissent pas, on m’associe directement à mon homonyme musicien.» N’est-ce pas là la preuve que la musique se trouve bien souvent au cœur de nos interactions?
Jusqu’au 15 mars 2020 à la Fondation Phi pour l’art contemporain
Phil Collins: au 465 rue Saint-Jean
Eva & Franco Mattes: au 451 rue Saint-Jean
Phil Collins
Artiste visuel (photographie, cinéma, installations) britannique vivant en Allemagne. Il enseigne aussi l’art vidéo et la performance à l’Academy of Media Arts de Cologne. Ses études à Manchester lui ont permis de découvrir le punk, le post-punk et la rave culture qui l’ont par la suite influencé.
Eva & Franco Mattes
Duo d’artistes italiens nés en 1976 et vivant à New York. Ils ont notamment déjà été exposés à New York (Whitney Museum of American Art, MoMa PS1, New Museum), à Chicago (Museum of Contemporary Art) et à Tokyo (Mori Art Museum).