«Dix quatre»: scénaristes au bord de la crise de nerfs
La comédie dramatique grinçante Dix quatre, présentée à La Licorne jusqu’au 25 février et mise en scène par Didier Lucien, saura certainement rallier amateur.ice.s de télé comme de théâtre.
Satire au rythme soutenu, la pièce est la traduction québécoise, par Jean Marc Dalpé, de Copy That. Son auteur, le Torontois Jason Sherman, a écrit tant pour le théâtre que pour la télévision — une donnée biographique qui n’est guère fortuite, la pièce se déroulant dans les coulisses de l’industrie vorace de la télé, plus précisément dans ce que les anglophones appellent la writers’ room.
Dix quatre s’amorce sur une musique dramatique, trépidante et plutôt sensationnaliste, évoquant sans hésitation les génériques de séries policières grand public. En quelques secondes, le ton baveux est donné!
Scénaristes à l’œuvre
Quatre scénaristes, trois hommes et une femme, s’évertuent à pondre une série policière, assujetti.e.s à la pression exercée par leur productrice mal-aimée, Elsa, qui, elle, doit rendre des comptes au diffuseur.
Cette dernière — que l’auteur principal, Peter (incarné par Norman Helms), compare à une louve dictatoriale — se fait d’abord principalement entendre au téléphone, sur les haut-parleurs. À chaque appel, elle constitue «une espèce de menace», illustre son interprète, Marie-Hélène Thibault, en entrevue avec Métro.
La comédienne s’en donne d’ailleurs à cœur joie dans cette présence vocale dégoulinante de boniments et de suffisance. «On est comme dans la chaîne alimentaire de la télévision», fait-elle observer.
On voit rapidement des dynamiques s’esquisser au sein du quatuor. Notamment entre l’auteur en chef et la seule femme de l’équipe, Maya (Laura Amar), qui sort tout juste de l’université et peine à s’exprimer au sein du groupe sans que Peter, qui ne la prend manifestement pas au sérieux, ne lui coupe la parole et appelle spontanément ses collègues «les boys».
Est-ce parce qu’elle est une femme ou parce qu’elle est néophyte? La question sous-tend la pièce, ses confrères Colin (Irdens Exantus) et Dany (Alexandre Fortin) ne subissant pour leur part pas ce traitement.
Le drame qui change tout
Colin, qui est d’origine afrodescendante, se présente un jour au travail chamboulé. Menacé sans raison à la pointe d’un revolver et d’un Taser alors qu’il reconduisait Maya chez elle en voiture, il a passé la nuit incarcéré à la suite d’une altercation avec des policiers, scène à laquelle a assisté sa collègue.
Il tient alors à transposer cette offense policière à l’écran. Or, sa détermination à politiser la série, censée divertir le grand public et montrer la police sous ses plus beaux jours (tout en sauvant de la faillite la boîte de production), se heurte aux réticences de son équipe et de la productrice.
L’écriture à huit mains se corse, tout comme les rapports entre les scénaristes. Les conflits surgissent, les idées s’entrechoquent avec véhémence.
Ces frictions sont révélatrices d’enjeux bien actuels: profilage racial, racisme systémique, privilèges, préjugés, difficulté à compatir aux réalités d’autrui ou à les comprendre… «Au-delà de la télé, ça parle de la société», corrobore en entrevue Marie-Hélène Thibault.
La responsabilité des scénaristes
Par l’entremise de Colin, la pièce s’interroge sur l’engagement social dans les œuvres de fiction et donc sur la portée de ce que les scénaristes de télé ainsi que les diffuseurs décident de mettre en scène… ou non.
Indigné par l’injonction d’accroître la teneur en bons sentiments de leur création, Colin y voit un outrage à l’injustice subie par toutes les personnes ayant été victimes de profilage racial de la part d’agents censés les protéger.
Oui, maintient-il, la télé a des incidences sur la société, oui, elle détient le pouvoir d’influencer les personnes qui la regardent. «Ça représente quoi, ce qu’on fait? lance-t-il aux autres. C’est corrosif!»
L’épisode écrit par Colin, inspiré de son expérience, est retouché par son collègue Dany à partir des nombreuses notes de la productrice. Un exercice qui montre combien il est facile de manquer de sensibilité à l’égard de l’autre en perpétuant, inconsciemment de surcroît, des clichés renforçant des préjugés tenaces.
«On t’a-tu dit de “noircir” mon texte?», s’exclame Colin après avoir lu à haute voix de manière parodique — et très drôle — la version de Dany, qui a transformé le professeur d’université noir rudoyé et arrêté sans motif par la police… en pimp.
Leur fastidieux processus de réécriture comporte son lot de malaises (délibérés de la part de Jason Sherman), mais sans jamais que l’humour — souvent noir — soit tenu à l’écart.
Le metteur en scène Didier Lucien a réussi sa mission d’offrir une pièce frénétique, exaltante, sans temps morts et riche en rebondissements, avec un usage judicieux de musiques d’ambiance venant appuyer certains moments clés, donnant presque l’impression que les personnages jouent dans une série télé.
Celui qui aime la fulgurance au théâtre a été servi avec le flot de dialogues percutants de Dix quatre. «Ça demande d’être bien en forme mentalement», confie à juste titre Marie-Hélène Thibault à Métro.
Dix quatre
La Licorne
Jusqu’au 25 février
1h50
Une production de La Manufacture