Les revues de Gilberte

pile de vieux magazine
Photo: Istock/deepblue4you

CHRONIQUE – Pendant des années, Gilberte était abonnée à La Gazette des femmes. Elle recevait les numéros par la poste et les conservait tous. Après son décès, sa maison à Rosemont a tranquillement été vidée. Quatre-vingt-onze ans de vie se trouvaient là. J’ai gardé en souvenir deux théières, de la vaisselle fleurie et une trentaine de ses revues.

Il y a quelques jours, je feuilletais les pages des éditions de 1986 à 1990. Une multitude de sujets, de préoccupations et de revendications touchant les femmes y sont abordés, la plupart toujours d’actualité.

L’équité salariale : « Pourquoi une couturière gagne-t-elle moins qu’un vitrier? » titrait un numéro de 1989.

Le logement : à la fin des années 80 il était déjà difficile pour bien des femmes, seules ou immigrantes, de se loger.  

La féminisation de la langue : certains mots aujourd’hui entrés dans notre langage courant, comme chercheuse ou mairesse, étaient vivement contestés. La romancière Benoîte Groult écrivait alors que « ce refus du féminin dès qu’il s’agit de professions de prestige montre bien que le blocage n’est pas dans les mots mais bien dans les têtes ».  

L’avortement : « Nous traversons une vague de conservatisme, il faut l’admettre. Certains de nos acquis sont menacés […] », rapportait une jeune lectrice.

La charge mentale et le peu de temps de qualité dont disposent les femmes pour elles-mêmes : « Le temps libre à la maison correspond plus souvent qu’autrement à du rattrapage domestique auquel se greffe des bouts de loisir », affirmait Francine Gagnon.

L’équité « raciale » : la journaliste Gloria Escomel évoquait la discrimination systémique avant l’heure. 

Puis, à ma grande surprise, un article intitulé « Peut-on être musulmane et féministe? » dans un numéro de 1986.

Imaginer Gilberte, à plus de 30 ans d’intervalle, tenir ces mêmes revues entre les mains, lire ces mêmes articles, et se délecter, comme moi, des chroniques mordantes de Suzanne Jacob (cette géante de la littérature québécoise y a tenu une chronique pendant 10 ans), me connecte à elle par un long fil invisible et sacré.

Je ne l’ai pas connue très longtemps, mais quand je lui rendais visite avec son petit-fils, je sentais une appréciation réciproque. Je craignais au départ l’écart générationnel et un certain écart culturel ; inconfortables face au voile que je porte, il m’est arrivé à de nombreuses reprises d’être rabrouée par des femmes qui invoquaient les luttes menées lors de la Révolution tranquille. Ça demeure l’un des « enjeux » les plus divisifs au sein des mouvements féministes, contribuant même à délimiter des camps idéologiques.  

Mes craintes se sont avérées infondées. Gilberte ne m’a jamais fait sentir que je n’étais pas à ma place, et elle ne m’a jamais cloîtré dans une quelconque altérité. Difficile de dire quelles étaient ses opinions exactes en la matière, mais entre nous, c’était secondaire. Toutes ces considérations disparaissaient sur le pas de sa porte. Elle m’accueillait en me faisant la bise et m’invitait à la cuisine.

Devant un thé Earl Grey ou un soda, nous discutions de voyage, de famille, de sa coiffeuse libanaise, d’émissions entendues à la radio, du petit-fils…

L’une grand-mère, l’autre amoureuse, nous étions d’emblée unies par cette affection commune envers lui. Puis par notre passion du français et des mots. Par nos identités de femmes, interpellées par des thèmes similaires, comme ceux que l’on trouve dans les gazettes soigneusement archivées de Gilberte.

Et s’il y avait des silences, elle ne cherchait pas à les combler. Après tout, nous étions en famille.

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