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Il faut se méfier des chansons d’amour qui s’adressent aux jeunes filles

Photo: Istock
Sylvie Genest - Professeure à l'Université du Québec à Montréal (UQAM)

ANALYSE – Incitation à l’harcèlement, connotations pédophiles, vidéoclips voyeuristes: Sylvie Genest, Professeure, Université du Québec à Montréal, se penche sur les dessous de l’industrie musicale destinées aux jeunes filles.


Les chansons d’amour et de rupture qui foisonnent sur Internet s’adressent de manière toute dévouée aux jeunes filles et aux adolescentes, lesquelles sont des millions sur la planète à les écouter en boucle depuis l’alcôve de leur intimité profonde.

Pour ces jeunes filles, les figures masculines ou féminines qui entrent dans le secret de leur imaginaire sont bien réelles. Elles incarnent la jeunesse, la beauté, la richesse, l’autonomie, la force de caractère et… elles sont un vecteur puissant de leur socialisation à ce qu’on peut appeler la violence communicationnelle. Cette expression désigne une forme de violence dans laquelle des messages verbaux viennent contredire les messages non verbaux dans le but d’empêcher les personnes concernées de prendre des décisions éclairées.

Si les parents sont rarement réfractaires à cette consommation de produits musicaux par leurs jeunes filles, certains indices devraient pourtant les alarmer.

Dans un chapitre du livre «Pratiques et recherches féministes en matière de violence conjugale» (disponible à compter de mars 2022 dans la collection Problèmes sociaux et interventions sociales aux Presses de l’Université du Québec), je procède au décryptage de quelques-unes de ces chansons d’amour dont l’apparence est souvent anodine. L’analyse révèle que ces chansons combinent les moyens déloyaux de la séduction opiniâtre avec ceux de la violence communicationnelle pour introduire, dans l’esprit des jeunes auditrices, les bases d’une fausse compréhension de l’amour conjugal. À travers mon expertise en culture populaire, en création et en anthropologie, je m’efforce de révéler les dessous d’une industrie musicale qui pratique le marchandage des sentiments pubères au profit d’une industrie gourmande.

Dans ces conditions, il m’apparaît pertinent de fournir aux parents qui lisent cet article une petite liste des points à considérer lorsqu’il s’agira pour eux d’évaluer les habitudes de consommation musicale de leurs jeunes filles. Ces dernières sont en effet loin de se douter du caractère insidieux du contenu véhiculé par leurs artistes préférés.

Je prendrai ici pour seul exemple celui de la jeune artiste Olivia Rodrigo, qui a remporté le titre de Nouvelle artiste de l’année aux American Music Awards de 2021.

Attention aux critiques complaisantes du journalisme culturel

Il peut arriver que des critiques musicaux fassent des analyses complaisantes ou même superficielles de la musique populaire diffusée sur les plates-formes numériques. On en trouve un exemple dans un article s’intéressant au phénomène Olivia Rodrigo. À la lecture de cet article, j’ai été très étonnée qu’on puisse déceler l’indice d’une simple nostalgie musicale dans un vers comme

« You play her piano, but she doesn’t know/That I was the one who taught you Billy Joel » (Tu lui joues du piano, mais elle ne sait pas/que c’est moi qui t’ai appris Billy Joel).

Il suffit en effet de consulter les jeunes filles elles-mêmes ou encore d’ouvrir le Dictionnaire urbain en ligne (Urban Dictionary), pour apprendre que l’expression «playing piano» réfère à la masturbation féminine et qu’une référence à «Billy Joel», dans ce contexte, est une manière discrète de parler de B* Job (fellation) en public grâce à la coïncidence des initiales.

Attention à cet air de «déjà vu» du cinéma hollywoodien

Tout, dans le clip de la chanson Deja Vu d’Olivia Rodrigo (2021), répond aux critères et aux attentes du regard de prédateur sexuel traditionnellement posé sur les femmes dans le cinéma hollywoodien. La caméra braquée sur Rodrigo adopte en effet la perspective du voyeur qui observe le corps des femmes par le biais d’un miroir, à travers un écran ou un trou percé dans une cloison, ces différents points de vue nourrissant une conception patriarcale du monde donné à voir. Ce genre de pratique cinématographique avait d’ailleurs été dénoncé par la critique féministe Laura Mulvey dans son essai «Visual Pleasure and Narrative Cinema», publié en 1975. Vidéoclip de la chanson Deja vu d’Olivia Rodrigo.

Vidéoclip de la chanson Deja vu d’Olivia Rodrigo.

C’est le regard du mâle à la recherche d’un plaisir visuel/sexuel qui s’impose ainsi dans cette vidéo. Les toutes premières secondes montrent, par exemple, une jeune femme qui lèche une boule de glace à la fraise dans laquelle une cuillère est bien érigée. La référence aux pratiques sexuelles alternativement vaginales et anales est aussi intégrée au discours symbolique de Rodrigo par une utilisation stratégique des mots chorus (refrain) et verse (couplet). Pour comprendre cette allusion, toutefois, il faut d’abord savoir que dans la communauté gaie, le mot «verse» définit le rôle d’un homme qui «à la fois reçoit et insère son sexe pendant le sexe anal».

Mais il faut surtout être attentif aux images qui nous sont présentées en synchronicité avec ces deux mots pour en saisir le message implicite, une première jeune femme faisant d’abord face à la caméra (chorus) puis une autre lui tournant le dos (verse). Dans leur ensemble, les paroles de ce passage nous informent, quant à elles, que des déclarations d’amour peuvent être prononcées par l’amant au cours de la transition de son sexe d’un orifice à l’autre de sa partenaire féminine:

« I bet you even tell her/How you love her/In between the chorus and the verse » (Je parie que tu lui as même dit/Combien tu l’aimes/Entre le refrain et le couplet).

Attention à l’incitation au harcèlement justifié par la jalousie féminine

La vidéo de la chanson Deja vu met en scène Olivia Rodrigo alors qu’elle adopte plusieurs comportements mimétiques à l’égard de sa rivale féminine : elle choisit la même saveur de crème glacée que celle-ci, porte les mêmes tenues, répète ses mouvements et se rend aux mêmes endroits par les mêmes moyens. Ce script visuel est une manière d’exprimer par l’image une obsession jalousive qui semble niée grâce au ton détaché des paroles en titre : « Do you get deja vu? » (As-tu une impression de déjà vu?).

Prenons l’exemple de cette magnifique robe verte de modèle Angie de la designer Molly Goddard dont on peut apprécier ici la version de couleur bronze. Portée tantôt par Rodrigo, tantôt par sa rivale, cette robe est une évocation subtile, mais néanmoins claire du personnage psychopathe féminin Villanelle, qui porte elle aussi des robes extravagantes de Goddard dans la série Killing Eve. Ce lien entre Villanelle et Olivia, créé par le biais d’un idiome de la culture populaire des adolescentes américaines, se consolide dans la scène où Rodrigo, vêtue de sa Goddard, détruit l’image de sa rivale à coup de masse dans les écrans qui alimentent son obsession.

Dans cette perspective inquiétante, on peut raisonnablement penser que cette chanson banalise les comportements de harcèlement motivés par la rivalité féminine. D’ailleurs, ne dit-on pas «vert de jalousie» ?

Attention aux connotations pédophiles

Dans une autre chanson à succès de Rodrigo, drivers license, le regard masculin imposé par la caméra semble même avoir des tendances pédophiles comme le laisse deviner la présence marquée de trois symboles de l’enfance: la salopette portée par Rodrigo; l’erreur d’orthographe dans le titre de la chanson, d’ailleurs présenté officiellement sans lettres majuscules, ce qui correspond aux pratiques usuelles des jeunes internautes; et le piano jouet sur lequel la jeune femme répète un motif «simpliste» qui accentue son caractère juvénile.

Vidéoclip de la chanson Drivers license d’Olivia Rodrigo.

Mais le signe le plus flagrant du regard pédophile adopté par la caméra dans cette vidéo d’Olivia Rodrigo, c’est la posture physique que prend la chanteuse dans toutes les scènes où elle joue de ce fameux piano jouet, accessoire qui semble récurrent dans le langage symbolique de cette artiste : étendue sur le ventre et appuyée sur ses coudes, Rodrigo a les genoux repliés de sorte à croiser ses pieds au-dessus de ses cuisses. Cette posture évoque clairement celle qui caractérise les «Lolitas» de Stanley Kubrick (1962) et d’Adrian Lyne (1997) dans des films qui racontent l’histoire d’une nymphette coupable d’avoir entraîné son «honnête beau-père» dans une intense expérience de pédophilie qui lui coûtera la liberté.

Jeune femme couchée à plat ventre sur un lit en regardant un monsieur
La posture d’Olivia Rodrigo rappelle celle de la « Lolita » de Stanley Kubrick (1962). (YouTube)

Attention aux passages du rêve à la réalité

Dans la réalité conjugale, la violence communicationnelle implique des stratégies de confusion des messages aux fins de contrôle d’un partenaire sur l’autre. La communication paradoxale inclut des gestes, l’intonation de la voix, les mots, les silences et d’autres aspects de la communication comme la vitesse de débit, la ponctuation, la posture ou le contexte d’énonciation. Si les chansons constituées et délivrées dans un contexte de divertissement ne peuvent pas avoir les mêmes conséquences que celles que peut avoir la violence communicationnelle dans la réalité quotidienne d’un couple, elles fournissent néanmoins un levier de socialisation qui habitue les jeunes filles et les adolescentes à l’admissibilité de telles pratiques dans le contexte des relations amoureuses.

Or, il est évident qu’il n’y a pas de moyen raisonnable de soustraire les jeunes filles à une exposition continue aux productions de l’industrie musicale. Dans le cadre familial, la solution envisageable – du moins celle que je souhaite stimuler par le biais de mes publications – consiste à utiliser ces chansons comme un outil de sensibilisation à la violence communicationnelle au sein des relations amoureuses.

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La Conversation

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