Dieu le père, le fils et Pierre Fortin
Mes amis, j’ai rarement vu dans ma vie une personne aussi condescendante que le professeur d’économie Pierre Fortin, mon collègue à l’UQAM. Il représente à mes yeux l’exemple parfait de l’économiste de service attitré du patronat. Par toutes sortes de grossiers tripotages de chiffres, le monsieur essaie de nous faire croire le plus sérieusement du monde que le Québec est l’endroit le plus égalitaire, presqu’au monde, qu’il n’y a pas eu dans la Belle Province de montées des inégalités économiques au fil des 30 dernières années, que nous avons des programmes sociaux en or, qu’il y a ici une quasi parfaite répartition de la richesse et bien d’autres âneries du genre. Des histoires à dormir debout.
Rien de plus facile que de déboulonner ses arguments simplement en prenant des données officielles émanant de l’OCDE, de Statistique Canada, de l’Institut de la statistique du Québec et même de l’organisme patronal de recherche du Conference Board. N’est-ce pas plus objectif de s’en remettre à ces organismes reconnus plutôt que d’avaler les chiffres tronqués et les données «home made» tricotées sur mesure par Fortin afin d’arriver coûte que coûte à ses fins et à ceux de ses commanditaires. Par exemple, dans son opinion publiée dans Le Devoir du 16 novembre dernier, il affirme ce qui suit : «La gauche s’inquiète surtout de la répartition de la richesse. Elle répète à tout venant qu’au Québec les pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent. Pourtant, cette perception est fausse.» M. Fortin, je m’excuse de vous contrarier, mais cette perception est vraie et ce n’est pas du tout une perception, c’est la triste réalité.
Commençons par le Conference Board du Canada, qui est loin d’être à gauche et qui, dans une étude rendue publique en septembre, a affirmé ceci : «Les inégalités de revenu progressent plus vite au Canada qu’aux Etats-Unis.» Puis, dans une autre recherche rédigée également cette année, le même organisme patronal signale que les inégalités de revenus s’accroissent au Canada. En plus, il y a dans La Presse cette étude de l’OCDE reproduite le 14 mai 2011 et intitulée «Riches-pauvres : Le fossé se creuse, la classe moyenne s’érode.» La journaliste Stéphanie Grammond y écrit : «Le Canada et le Québec n’échappent pas à ce phénomène mondial.» Quoi d’autre? Ah oui, il y a eu cette autre recherche, menée par Statistique Canada et publiée le 2 mai 2008 dans le journal Métro sous le titre révélateur de : «Les pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent.» Mais M. Fortin est tellement rempli de certitude qu’il maintient malgré tout que c’est lui seul qui a raison et que le Conference Board, l’OCDE et Statistique Canada ont tout faux. Ça prend vraiment un front de bœuf pour nous faire accroire le contraire. La subtilité n’est pas la qualité première de Pierre Fortin.
Et puis M. Fortin en rajoute et mentionne : «La pauvreté a par ailleurs connu une baisse générale au Québec depuis 30 ans… Ce succès spectaculaire est en bonne partie attribuable à l’efficacité redoutable de la politique familiale au Québec : congés parentaux, garderies pas chères, équité salariale, salaire minimum établi à 45 % du salaire moyen…» Cher collègue, loin d’être particulier au Québec, le Conference Board a mentionné ceci dans son étude : «Entre 2000 et 2009, toutes les provinces canadiennes à l’exception de l’Ontario ont pu réduire la part de leur population vivant dans le segment des faibles revenus.» L’Ontario, du temps de l’intraitable Mike Harris. Depuis la venue de Dalton McGuinty, qui vient d’être réélu, l’Ontario a des politiques sociales supérieures au Québec à plusieurs niveaux. M. P.F., faut-il en conclure que toutes les provinces ont des programmes sociaux et des politiques de répartition de la richesse d’une redoutable efficacité? Pas du tout. La réponse est plus plate que ça : c’est parce le seuil de pauvreté a été réduit, comme le signale le titre de ces deux articles : «Ottawa comptera les pauvres autrement» (La Presse, 25 juillet 2001) et «Québec reverrait le calcul de la pauvreté» (La Presse, 20 août 2001). Merveilleuse façon de réduire artificiellement le niveau de pauvreté au Canada, n’est-ce pas M. Fortin? On n’a qu’à abaisser le seuil de pauvreté et voilà! Pu de pauvres! Parlons encore de nos fameuses garderies à 7 $… pour les chanceux qui peuvent en obtenir une! «Il manque toujours 4 300 places», selon le Devoir du 25 octobre 2011. Ou encore, pour ceux qui ont les moyens de s’en payer une : «Favoritisme dans les CPE : Des places réservées en échange de 5 000 $» (La Presse, 21 septembre 2011). Naturellement, en ce qui concerne la montée fulgurante de la pauvreté chez les gens âgés, M. Fortin a oublié de parler de ce petit rien du tout rapporté dans La Presse du 11 août 2010 : «6 000 aînés en attente : La ministre Thériault reconnaît qu’il manque de places en CHSLD.» Au Danemark, M. Fortin, l’attente est carrément illégale (La Presse, 17 septembre 2011). M. Fortin, vous n’avez point parlé de notre redoutable système de santé publique. Il est tellement redoutable qu’il tue dans l’attente d’une opération ou d’un scan et à l’urgence qui n’a d’urgence que le nom. Le Québec est la province qui dépense le moins par habitant de tout le Canada pour la santé publique.
L’économiste Fortin parle du salaire minimum «élevé» au Québec, qui relève encore du fameux modèle québécois, qui est à 9,65 $ l’heure comparé à 10,25 $ l’heure en Ontario et de 10 $ l’heure à Terre-Neuve. Hum! Hum! Un travailleur qui gagne 9,65 $ l’heure représente un «working poor». M. Fortin pousse la dérision jusqu’à demander «plus de rigueur dans la lecture des faits». M. P.F. est très mal placé pour se présenter comme étalon-mesure de la rigueur. Voyons donc, toutes les études d’organismes nationaux et internationaux sérieux le disent et le répètent année après année : au Québec et ailleurs, le salaire des travailleurs a stagné au cours des 30 dernières années, et celui des patrons a explosé. Ça fait que la classe moyenne bascule de plus en plus dans la pauvreté. Et voilà que M. Fortin essaie de nous faire accroire que grâce aux transferts des gouvernements, par le biais de certains programmes sociaux, le sort des démunis et de la classe moyenne s’est amélioré au cours des 30 dernières années. Ça relève de la pensée magique et c’est totalement faux. M. Fortin ajoute aux revenus des gens modestes les transferts reçus de l’État mais omet de retrancher les transferts négatifs et régressifs que ces gens effectuent à l’État et que lui imposent dorénavant le gouvernement du Québec et qui viennent les appauvrir davantage, comme la hausse substantielle de deux points de la TVQ, des coûts du transport en commun, de l’impôt-santé, des frais de scolarité, des tarifs d’électricité, etc. Me semble que, justement, par souci de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, faut pas seulement tenir compte de ce que le monde reçoit de l’État en nouveaux transferts positifs mais aussi soustraire de ça ce que le gouvernement reprend vite de l’autre main par le biais des les transferts négatifs effectués sous forme de frais, taxes, tarifs et impôts de toutes sortes qui viennent accentuer les inégalités.
M. Fortin a pris bien soin de tenir compte des transferts reçus de l’État par le monde ordinaire mais a encore une fois omis de considérer les énormes transferts effectués aux nantis, comme les abris fiscaux, les baisses d’impôts, les 400 M$ de subventions annuelles que Québec verse aux écoles privées (contre zéro en Ontario), etc. Pierre Fortin mérite amplement d’avoir été nommé en 2011 «Grand Montréalais» par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. On comprend chaque jour plus pourquoi le patronat apprécie au plus haut point ce vaillant soldat.
Juste pour éclairer davantage les lanternes de M. Fortin, en voici quelques autres qui viennent contredire «ses prétentions intéressées». Mais je ne peux pas croire qu’il ne les connait pas. Dans Le Devoir du 2 mai 2008, une étude de Statistique Canada signale que «le pouvoir d’achat des travailleurs a augmenté de 53 $ en 25 ans». Et lisez bien ceci M. Fortin : «Selon Statistique Canada, les travailleurs québécois s’en sortent moins bien que ceux des autres provinces.» C’est pas moi qui le dit et qui joue avec les chiffres mais bien Statistique Canada qui l’affirme, à la suite d’une recherche approfondie et surtout neutre. Même Claude Picher, de La Presse, que l’on ne peut taxer de gauchiste, l’a aussi dit dans un texte publié le 15 juin 2010 : «Les Québécois s’enrichissent peu… ou pas du tout.» Qu’en dites-vous M. Fortin?
Ben non, il n’y a pas, ou si peu, d’inégalités économiques et nous assistons à une «redoutable» répartition de la richesse, selon le camarade Fortin. Tiens, La Presse du 4 janvier 2011 titrait : «155 fois un revenu ordinaire : Les grands PDG canadiens se sont bien tirés de la récession.» En 1998, le rapport s’établissait à 104 pour 1 alors qu’à la fin des années 1980 il était de 40 pour 1. Pour l’ami P.F., il n’y a pas matière en à faire tout un plat. Voilà pourquoi il n’en a pas parlé dans son réquisitoire bleu poudre et rose bonbon. Et dans la dernière étude du Conference Board, qui loge pourtant à droite, l’organisme mentionne : «Au Canada, la classe moyenne tend à se rapprocher du groupe des plus pauvres» (Le Devoir, 14 septembre 2011). P.F. n’a pas cru bon en parler dans son texte, probablement faute d’espace, comme il n’a pas traité de l’enrichissement du 1 % des super riches québécois préférant noyer le poisson en parlant plutôt des 20 % les plus aisés seulement. Ça sent la magouille à plein nez.
Dans son autre étude produite en 2011, le Conference Board nous informe aussi d’une autre «tendance lourde, soit une montée de la pauvreté dans le segment des personnes les plus âgées depuis le milieu des années 1990» (Le Devoir, 14 juillet 2011). Là encore, P.F. n’a pas tenu à parler du sort des vieux qui vivent dans la pauvreté. Ça ne cadrait pas du tout avec ses énoncés et ses paradigmes. Il a préféré s’attarder sur les pauvres et spécialement les familles monoparentales démunies qui apparaissent aujourd’hui artificiellement moins mal pris, simplement et seulement en raison de l’abaissement du seuil de la pauvreté. P.F. a pris soin d’additionner tout ce que les puckés reçoivent en aide de l’État, mais il a oublié de soustraire ce que ce même État leur a retiré au fil des ans, comme les coupures draconiennes à l’aide sociale et dans l’assurance-emploi. Pour t’aider P.F. à faire mieux et plus sérieux la prochaine fois, puis-je te suggérer de lire ces quelques articles de journaux que j’ai chez moi et que je pourrai te prêter?
– «Le salaire des jeunes a reculé de 15 % en 20 ans» La Presse, 27 janvier 2005
– «Un travailleur canadien sur six reçoit un salaire au seuil de la pauvreté» Le Devoir, 7 mai 2005
– «Le Canada riche en millionnaires» La Presse, 5 juillet 2011
– «Six Canadiens sur dix vivent de paie en paie» La Presse, 15 septembre 2009
Toutes les études «rigoureuses» démontrent clairement la montée fulgurante des inégalités économiques ces 30 dernières années au Québec et au Canada, sauf les pamphlets de mon collègue Pierre Fortin. Dans Le Devoir du 18 novembre 2011, il se définit lui-même comme un agent double économique. Entièrement d’accord avec lui, pour une fois, connaissant la véritable essence des agents doubles qui sont prêts à tout afin de satisfaire leurs maîtres. Sans rancune mon cher Pierre. Entre collègues, nous devons, et c’est notre devoir, nous parler franchement et sereinement. Je suis assuré que tu apprécies au plus haut point mes critiques, somme toute, constructives, et je dirais même positives.
– Les opinions exprimées dans cette tribune ne sont pas nécessairement celles de Métro.