La vieille femme et le chocolat
Hier après-midi, j’étais à la pharmacie pour m’acheter des choses qui ne te concernent absolument pas. J’attendais mon tour pour passer à la caisse, rêvassant, le regard butinant entre le somptueux éclat des lames de rasoir et la beauté sans contraste des batteries AAA.
La dame devant moi dans la file achetait 18 barres de chocolat 70 % cacao d’une marque suisse bien connue. Cette solide amatrice de chocolat semblait avoir 88 ans, mais c’était dur à dire compte tenu de son accoutrement hivernal, qui lui masquait le visage. J’veux dire, elle aurait pu en avoir seulement 86. Elle était menue avec des mitaines gigantesques. Une mèche blanche sortait de son capuchon et elle s’appuyait sur une canne de belle allure.
Les barres de chocolat dont il est ici question étaient toutes à saveur de fraise et étaient toutes en spécial à un excellent prix (1,19 $ la barre, pratiquement du vol si tu me le demandes). La caissière, pour une raison difficile à comprendre, entreprit de compter les 18 barres de chocolat de la manière la plus compliquée possible : «OK, y’a ces 7 barres x 1,19 $ (petit bout de langue sorti à cause de l’effort) et… ah oui, y’a ces 7 autres barres-là x 1,19 $ (petit bout de langue davantage sorti) et, ah oui, y’a les 4 restantes, donc 4 x 1,19 $ (la langue sortie complètement).» Tous les clients dans la ligne étaient comme «Jizuz-Creist…»
Après ce très pénible calcul, la dame âgée paya et dit à la caissière qu’elle n’avait pas besoin de sac puisqu’elle souhaitait mettre ses 18 barres de chocolat nouvellement acquises dans cette minuscule pochette à fermeture éclair qu’elle traînait avec elle. Cela donna lieu à, t’sais,
ce genre de situation où 100 % des gens témoins d’une affaire sont comme absolument convaincus qu’une chose ne rentrera pas dans une autre chose? Anyway, la caissière, sans coup férir, commença à mettre les barres de chocolat dans le sac de la cliente. On pensait tous qu’elle en ferait rentrer maximum une dizaine, mais ce sont 17 barres qu’elle réussit à coincer tant bien que mal dans la petite pochette rikiki, ce qui témoignait d’un dévouement professionnel qui est tout à son honneur.
Il en restait donc une seule à mettre quelque part d’autre. Qu’allait faire l’octogénaire avec la barre restante? Allait-elle la transporter dans son autre main? Demander l’un de ces sacs en plastique tant honnis? Ou la laisser là et ne pas l’acheter?
Le suspense était insoutenable.
Finalement, la dame de 86-88 ans a fait ce qu’il faut faire, selon moi, quand t’arrives à cet âge vénérien, c’est-à-dire surprendre tout le monde par ton audace et ton inventivité. Elle a enlevé ses gigantesques mitaines, a pris la dernière barre de chocolat, l’a déballée ET L’A MANGÉE AU COMPLET LIVE sur le comptoir de la caissière qui la regardait, la langue toujours sortie, et devant tous les clients en file en les dévisageant avec une expression combative qui semblait dire : «Dafuq you looking at, mothafuckas?»