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Infirmières: Quand le choix du privé s’impose

Infirmières
Au début avril, la FIQ lançait une plateforme anonyme de dénonciation des conditions de travail, «Je dénonce». Plus de 750 professionnelles y ont déjà fait part de leurs inquiétudes. Photo: Archives Métro

Après 20 ans de métier dans le système public, Linda a remis sa carrière en question. «Est-ce un bon choix que de demeurer infirmière?» s’est-elle demandé. Pour elle, le réseau public est devenu «trop stressant, trop impersonnel et trop axé sur la productivité». Elle l’a donc quitté. Pour le secteur privé.

«Je me suis alors demandé, lorsque est venu le temps de renouveler ma licence, si j’allais continuer, ou non», a confié Linda, une infirmière de 57 ans, qui a préféré ne pas préciser son nom de famille.

Plusieurs infirmières que Métro a rencontrées ont fait le choix d’aller travailler dans le réseau privé. Elles ont expliqué avoir été à bout de souffle dans le réseau public.

«J’ai eu l’impression d’être sur un bateau qui coulait», a témoigné la jeune infirmière de 26 ans Cassandra*, qui termine actuellement une maîtrise dans le domaine. Elle a travaillé pendant sept ans dans le réseau public, dans un hôpital du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides, où elle a vécu l’impensable.

«Les conditions de travail et de sécurité se dégradent, a raconté Cassandra. Parfois, nous devons nous-mêmes faire les interventions physiques auprès de la clientèle psychiatrisée. Je n’ai pas été formée pour ça!»

«La majorité des membres du personnel sont blessés, certaines perdent connaissance durant leur travail, d’autres se font mordre, sans compter les menaces de mort que nous recevons et auxquelles nous ne pouvons répliquer d’aucune sorte, ordre de la direction», a renchéri la jeune infirmière.

Cassandra rentrait même au travail la peur au ventre. Quand il manquait au moins sept employés pour faire le travail adéquatement, elle se sentait en danger. «Je craignais que l’une de nous ne meure durant notre quart de travail, a-t-elle mentionné. J’ai eu peur pour ma vie. J’appelais ma famille avant de partir pour la prévenir de cette crainte, de cette possibilité.»

Et malgré tout, «je voulais continuer», a-t-elle poursuivi.

«Les gestionnaires comptent sur le don de soi des infirmières, comme si elles devaient tout accepter pour aider les patients. Mais nous sommes des professionnelles, tout autant que les médecins. Il va falloir que le gouvernement le reconnaisse et cesse de privilégier les médecins.» – Linda, une infirmière qui a préféré le secteur privé, pour qui l’attitude du don de soi «est identique aux sacrifices que consentaient les religieuses» qui, autrefois, prodiguaient les soins infirmiers

En finir avec le don de soi
Dominique Bilodeau, 38 ans, était infirmière à l’hôpital Lac-Mégantic lors de la catastrophe ferroviaire de juillet 2013. Elle était de garde le soir du drame pour accueillir les blessés.

À la suite de ce tragique événement, elle a demandé un congé sans solde. Refusé. Pour elle, le choix a été évident : elle a démissionné. Pour toute réponse, la direction lui a répondu ceci : «Un pion en moins, on va le remplacer par un autre», dit-elle.

«L’exploitation de l’infirmière-vocation et du don de soi, c’en est assez, a lancé Mme Bilodeau. Il faut se soigner soi-même avant de pouvoir soigner convenablement les autres.» Pour combler les manques de personnel, les surcharges, il faut «sacrifier nos pauses, prendre ce temps-là sur nous-mêmes, continuellement», a-t-elle déploré.

«Je ne retournerai jamais dans un hôpital, quoi qu’il en soit, a ajouté Dominique Bilodeau. Je préfère faire une croix sur ma carrière d’infirmière.»

Julie, 37 ans, qui préfère elle aussi taire son nom de famille, a dit s’être sentie comme une «esclave du système». Elle a travaillé dans le réseau public, à l’hôpital Sainte-Justine, où elle s’est sentie prise entre le réseau public et son ordre professionnel.

«Une avocate de l’administration de l’hôpital Sainte-Justine est venue nous voir [elle et ses collègues]. Elle nous a dit que nous étions obligées d’accepter le temps supplémentaire obligatoire (TSO) sous menace d’être radiées de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ).»

D’après le code de déontologie des infirmières et des infirmiers, elles doivent en effet prendre les «moyens raisonnables pour assurer la continuité des soins», mais cela ne signifie pas qu’elles doivent «assurer leur propre relève», d’après l’OIIQ.

Mme Bilodeau croit que les nouvelles infirmières seront moins enclines à accepter ces conditions de travail. «Je sens que les infirmières sortant de l’école, la nouvelle génération, n’ont plus envie de se sacrifier comme nous l’avons fait, a-t-elle expliqué. Elles diront aux gestionnaires : “Si ça ne se fait pas, alors je pars!” Le mot vocation est appelé à disparaître. Le système public perdra alors beaucoup du dévouement que les infirmières avaient dans le réseau public pour les patients.»

Le secteur privé pour sentir son «devoir accompli»
Toutes les infirmières interviewées disent qu’à salaire égal, elles font le choix du privé sans hésitation.

«J’étais même prête à accepter une diminution de salaire pour aller dans le privé», a témoigné Julie, qui travaille maintenant pour une clinique médico-esthétique.

«J’ai de la flexibilité, le travail de jour est possible, et lorsque je finis mon quart de travail, j’ai l’impression du devoir accompli», a ajouté Julie.

Pour Cassandra, malgré qu’elle continue à faire du bénévolat auprès de ses anciens patients, elle est heureuse de son nouvel emploi dans un laboratoire pharmaceutique.

«Je n’ai plus de frustrations, je me sens écoutée par mon patron, mon stress a diminué, a-t-elle souligné. Et mes collègues encore en service à l’hôpital aimeraient que je puisse les faire entrer là où je travaille, c’est dire!»

Linda a accepté de travailler dans une pharmacie, malgré une baisse de salaire. À ses yeux, son mandat ne pouvait pas être rempli convenablement dans le réseau public.

«Malgré la cadence et la surcharge, on ne peut pas se permettre de faire des erreurs, car nous sommes des professionnels de la santé, a-t-elle fait valoir. Faire une erreur peut nous coûter notre licence, c’est la main qui donne qui est responsable, plus souvent l’infirmière que le médecin.»

«Le privé prendra de l’ampleur, a commenté Linda. Le gouvernement maintient le système de santé en état de crise afin de favoriser le développement du réseau privé.»

Même constat pour Dominique Bilodeau, qui a elle aussi accepté une diminution de salaire afin de travailler dans un organisme sans but lucratif en soins palliatifs, où elle a pu obtenir un poste de coordonnatrice. Grâce à cette position, elle a la «chance de mettre en œuvre une façon de faire, une façon d’être», qu’elle aurait aimé retrouver dans le réseau public.

Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, a refusé de commenter ce reportage.

* Prénom fictif

Les infirmières de première ligne se dirigent vers le privé

Dans son Rapport statistique sur l’effectif infirmier 2016-2017 – Le Québec et ses régions, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) montre qu’au cours des trois dernières années, il n’y a pas eu d’accroissement marqué du déplacement des infirmières vers le secteur privé. Selon le document, près d’une infirmière sur dix fait le choix du privé (8,4%).

La majorité de celles qui choisissent le privé proviennent des soins de première ligne, où on note entre autres une augmentation des effectifs en clinique privée et une diminution en CLSC.

Selon une enquête rapportée par TVA Nouvelles, la firme Repère a sondé des infirmières et des professionnels de la santé, et près de 30% des membres de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) songent à quitter leur emploi.

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