Une démocratie sans rationnel
Il est certainement préférable, pour des mobiles d’hygiène mentale, d’éluder les vidéos abracadabrantes de nos complotistes temps plein. Reste que l’offre demeure puissante, équivalente de ce fait à sa bêtise. Par masochisme ou inadvertance, je me laissai récemment tenter par un clic, proposé par la page de Xavier Camus.
Un dude, apparemment allié de Mario Roy et co-organisateur de manif anti-mesures (toute est dans toute, disait Socrate) explique en long et en large son désarroi : lui qui doutait depuis le début de l’existence même de la pandémie et, par définition, de la dangerosité du virus, le voilà chamboulé. Son frère et sa belle-sœur sont, simultanément, dans un état critique.
Réflexe initial de l’auditeur : triste que la mort ou maladie grave eussent été nécessaire à réaliser l’évidence, mais bon, un complotiste de moins. Sauf que la vidéo continue. Bouche bée. Pouet pouet pouet.
Parce que le vrai responsable, aux dires de notre scientifique en herbe, n’est pas celui que l’on croit. Rien à voir, plaide-t-il, avec le virus honni. Plutôt la faute des masques et autres mesures sanitaires. Heeeeein? Oui. Parce que son frangin et sa conjointe auraient, naïvement, suivi l’ensemble des consignes applicables. Re-heeeein.
Facile, pourtant : si les mesures ont été respectées à la lettre, ne reste qu’un coupable, soit les mesures elles-mêmes. Suffirait donc, suivant le syllogisme, de refuser de croire à la pandémie afin d’en éviter ses conséquences. Fallait y penser.
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On pourra me reprocher, non à tort d’ailleurs, de tenter d’ériger une simple anecdote en thèse. Sauf que combien de nos citoyens achètent et revendent des âneries semblables? À voir le nombre de vues et de partages sur chacune des vidéos du genre, des tonnes faut croire. Alexis Cossette-Trudel n’avait-il, au moment où sa chaîne YouTube a été fermée, plus de 200 000 abonnés? Un sondage récent ne témoignait-il pas du fait que plus du quart des Québécois croient, à un degré ou un autre, à une théorie du complot quelconque? Du monde à messe. Et de quoi inquiéter pour la suite des choses.
Parce que si les théories (débiles) du début de la pandémie avaient de quoi amuser, ces dernières sont devenues, en raison de leur nombre d’adhérents, de moins en moins rigolottes. Cinquante personnes qui croient que Trudeau est un reptilien, que la 5G est la cause de nos malheurs ou que Lady Gaga bouffe des cadavres, c’est comique, en un sens. Cinq cent mille? Pas mal moins. Idem sur la question du vaccin, seule planche de salut à l’actuelle catastrophe. Que faire si une proportion considérable de concitoyens s’entêtent, comme c’est le cas présentement, à passer leur tour? Comment vaincre la bête? Par la vaccination obligatoire? Si celle-ci se voudrait potentiellement constitutionnelle, allô le ressac de la non-acceptabilité. La poursuite effrénée de la fissure du tissu sociétal.
Comment, je pose la question sincèrement, assurer une démocratie en l’absence d’un minimum de science, de logique, de rationnel? Que des débats fassent rage, en soi, c’est très sain. Mais encore faut-il que ces derniers aient lieu sur le socle de l’intelligibilité, du factuel. Selon la politologue et philosophe Hannah Arendt : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »
Pas mal ça.
Télépathiquement en écho à ce qui précède, Camus dressait dans Le mythe de Sisyphe l’indiscutable constat suivant : « Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable […] Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et du désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme ».
Merci aux médias sociaux et à ses chambres d’écho, le phénomène est maintenant d’ordre stratosphérique, voire exponentiel. Et si une réforme éducationnelle peut prendre près d’une génération avant de faire ressentir ses effets, aussi bien prendre notre mal en patience. Surtout qu’à voir nos larbins responsables du ministère, celle-ci n’est pas sur le point d’éclore, mettons.