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Salle de classe et mot en N

Photo: SDI Productions/iStock

CHRONIQUE – C’était, il y a quelques jours, le 108e anniversaire de la naissance de Camus. En potassant pour la millième fois, œil distrait, quelques recueils de son œuvre, je tombe sur une citation dont j’ignorais, jusqu’alors, l’existence:

«Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est aujourd’hui remplacé par la polémique, langage de l’efficacité. […] Mais quel est le mécanisme de la polémique? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans un monde d’hommes, mais un monde de silhouettes.»

Exportable, verbatim, à notre époque troublée. Et troublante.

***

Quelques heures au préalable, j’enseigne à une de mes classes de la fac de droit. L’esprit agile, allumé, ouvert. Allergique aussi aux injustices et iniquités, mineures ou scandaleuses. Un bonheur, bref.

Vient sur le sujet le rapport Bastarache, nouvellement déposé et portant sur le fiasco de l’affaire Lieutenant-Duval, l’an dernier, pour l’utilisation du mot en N en contexte pédagogique. Fiasco? Sachant la suspension de celle-ci sans même que la professeure fût entendue, oui, sacré fiasco. A fortiori en provenance d’une institution universitaire sacrifiant un principe de justice naturelle à l’autel, bon marché, d’une pression populaire l’étant tout autant.

Discutant du passage dudit rapport selon lequel il «n’existe pas de droit à ne pas être offensé», passage évidemment afférent à l’utilisation du mot honni, une étudiante sursaute:

— Suis pas d’accord avec ceci. Mais vraiment pas.

Une lumière rouge allume: recule, imbécile, recule. Trouve une excuse, poche ou non, pour empêcher cette convo. RE-CU-LE.

Plus fort que moi, je réponds:

— Allez-y, madame, on vous écoute.

— Quel est l’intérêt d’utiliser le mot en question, sachant toutes les souffrances y étant rattachées? Tout le monde sait, non, l’impact psychologique du mot sur la communauté noire? 

Un de ses collègues, gentiment, s’objecte:

— Suis pas certain qu’il soit une bonne idée d’exclure des mots, quels qu’ils soient, d’un cadre pédagogique. Faut aussi dire que le mot en N en anglais, a une consonance drôlement plus péjorative qu’en français.

De hauts murmures se font alors entendre, et l’étudiante initiale ne tarde à répliquer:

— Ce n’est quand même pas à la majorité de déterminer quel mot est absolument blessant, ou non, pour une minorité!

L’étudiant revient à la charge:

— Mais je ne défends ou n’encourage nullement le racisme, ça va de soi, tout comme je ne minimise aucunement les répercussions de l’esclavagisme, comprenez-moi bien!

Le ton général grimpe, conséquence inexorable de l’indubitable surcharge émotive afférente à l’enjeu, un autre étudiant, près de moi, me regarde d’un air semi-inquiet, et lance, voix basse:

— Ça va mal finir, monsieur.

Un déclic, pour moi, à l’instant même:

— Ok, stop. Tous les indicateurs rationnels me conjurent de cesser, ipso facto, cette discussion. Mais vous savez quoi? On va de l’avant. Parce que l’essence universitaire réside justement en ceci: la discussion et le débat sur des sujets archi-sensibles. La liberté académique n’appartient pas uniquement au prof, mais aussi à vous. Faites-en bon usage. Dans le respect de l’opinion de l’autre. Dans une quête de compréhension. Dans un espoir, potentiel mais non absolu, de rapprochement. Et qu’on se comprenne bien: je suis conscient de la dynamite que je pose sur moi, en ce moment. Ne me faites pas regretter. Svp. 

Et pouf, magie instantanée. La suite du débat se déroule non seulement sans heurt, mais aussi dans l’effervescence. Le rire occasionnel, aussi. Des conclusions sinon unanimes, au moins consensuelles, selon lesquelles mettre des livres à l’index est une mauvaise idée. Qu’il est possible de discuter, la preuve étant maintenant assurée, sans utiliser le mot troublant.

La discussion terminée, des applaudissements sortis de nulle part, ensuite généralisés, depuis généreux. À l’endroit des intervenant.es. Dirigés vers le dialogue, conspuant la polémique. De quoi imaginer, sans doute, Camus heureux.

Il s’est produit un truc, ce même matin. Qui restera en moi. Longtemps.

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